vendredi 18 janvier 2008

"Ambroise Paré, la main savante" - Jean-Michel Delacomptée

Je suis un lecteur de la pire espèce, un dilettante qui se lance dans les livres tête baissée et qui se nourrit d'impressions. Il m'arrive de ne conserver qu'un souvenir fort vague de ce que j'ai lu. Les personnes sensées se munissent d'un crayon, prennent des notes, entourent des paragraphes et soulignent des mots importants, afin de mieux se pénétrer de ce qu'elles lisent. Elles peuvent retrouver plus facilement un passage particulier dans un ouvrage. Ce n'est pas mon cas. C'est dommage, car l'auteur de "La Main savante" a glissé une phrase, la seule du livre où il dit "je", dans laquelle il expose mieux que je ne le ferais moi-même sa démarche littéraire. En substance, il y explique que son dessein n'est pas de réaliser une biographie au sens traditionnel du terme, mais plutôt de saisir ce qui fait une vie et d'en condenser la substantifique moelle... Soit.
Au passage, je note que mon attitude face à la lecture est généralisable à bien d'autres domaines et me caractérise assez bien. Ainsi j'ai toujours voyagé sans appareil photo - j'en ai acheté un l'année dernière seulement, que j'ai étrenné à Chapelle-des-Bois ou peu s'en faut.

Certes la biographie d'Ambroise Paré est malgré tout traitée, même si ce n'est pas de manière chronologique. Plusieurs idées fortes structurent le livre et permettent de se forger une belle idée du personnage et de son apport à l'histoire de la chirurgie et de la médecine. Par exemple
- le développement des armes à feu au XVIème siècle provoque l'apparition de blessures nouvelles, appelant des traitements nouveaux ;
- Paré manifeste un souci de l'intérêt général (il écrit en français pour mieux diffuser le savoir) autant que du bien-être particulier (il préfère si possible les traitements indolores) ;
- il fait montre d'une grande rigueur morale, condamnant les Diafoirus charlatans autant que les faux souffrants qui cherchent à attendrir la sensibilité du dévot ou du riche pour enfler l'aumône ;
- sa volonté à s'élever au-dessus des querelles de castes est admirable, autant que son indépendance d'esprit, qui le conduisent à récuser dans les faits certains textes anciens même s'il doit s'y référer ouvertement pour asseoir sa légitimité ;
- et pour les affections qui demeurent inguérissables, "ainsi soit-il", il lui reste sa belle foi en Dieu, foi parfois attendrissante comme quand il loue les merveilles de la Création à travers des exemples tirés du monde animal (même si c'est pour mieux isoler l'homme dans sa particularité de créature divine).

Malgré tout l'intérêt du sujet, c'est l'écriture qui m'a laissé perplexe. On connaît la "poésie des listes", qu'ont dit toujours "à la Prévert". Hélas, l'auteur en abuse : listes de maladies, listes de symptômes, listes de remèdes tous plus ébouriffants les uns que les autres, listes des humeurs, des qualités, des tempéraments, des monstruosités (physiques ou de l'époque) et des curiosités... 
Dès le premier chapitre consacré à l'Hôtel-Dieu, voilà le genre duquel il retourne :

"Les brises de la Seine s'arrêtaient aux portes, l'air épaissi dès l'entrée, plombé de miasmes et de vapeurs : exhalaisons de blessures, plaies qui suintent, sueurs fétides, pestilence des vomissures, puanteur des gangrènes, touffeur d'urines, remugles de pus, relents de viscères, membres rongés par la vermine, déluge de toux, de gémissements, de plaintes, nuits interminables, moisissure des murs sous la chaux, déjections de latrines, gorges sifflantes, raclements de croûtes sur les peaux que démangeaient les invasions de puces et de punaises. Tâches sans répit où chacun s'activait : sanies à nettoyer, incontinences à éponger, fluxions à refroidir, plaies à déterger, blessés qui saignent, fiévreux qui geignent."

Et caetera
N'est-ce pas trop ? 
Pour ma part, je ne détecte aucune poésie dans ce texte, contrairement à ce que j'ai pu lire ici ou ; je n'y vois pas plus de poésie que dans l'annuaire ou dans le dictionnaire des synonymes. En revanche, y pointe une tendance contemporaine à confondre l'amour de la langue avec la pléthore du langage. Et s'il s'agit de conduire le lecteur au bord de la nausée, Jean-Michel Delacomptée y parvient parfaitement à d'autres endroits. Je reconnais avoir eu une petite faiblesse dans le RER qui me ramenait du boulot à mon domicile en lisant la description de la ligature des artères après amputation, son "chef-d'oeuvre", ou la liste (encore une...) des symptômes de la lèpre, puis de la peste : que du bonheur...
Quant à l'image de la "main savante" (de la main "qui panse" à la main qui pense, jeu de mots tendu comme une perche à la critique afin qu'elle se croie brillante et sagace),  je la trouve d'un symbolisme lourd.

Or je n'ai pas fermé le livre. J'aurais pu en abandonner la lecture, je suis allé jusqu'au bout. Probablement pour Paré d'abord, dont les qualités humaines et intellectuelles attirent l'admiration ; nous avons besoin aujourd'hui d'admirer les esprits qui ont su s'élever contre les superstitions de leur temps. Enfin, en dépit de son maniérisme, l'auteur réussit à situer Paré dans son époque, cette Renaissance tiraillée entre un archaïsme violent et le foisonnement des idées. Paré en ressort comme un personnage si "bien" vivant - lui qui "trouvait plus noble de bien vivre que de simplement vivre" - si curieux et si vif, que j'ai l'impression d'avoir passé quelques heures en agréable compagnie dans un siècle pourri.

2 commentaires:

Calyste a dit…

L'impression qu'il en reste, n'est-ce pas l'essentiel d'un livre lu? Adolescent, j'avais rêvé sur L'Ecume des jours, de Vian. J'ai voulu le relire des années plus tard, à l'âge adulte. J'ai arrêté dès les premières pages: je détruisais quelque chose d'important en moi. Peut-être ce roman n'est-il pas un chef-d'oeuvre, mais j'ai préféré rester avec l'idée qu'il en est un. Se tromper n'est rien, c'est ressentir qui compte. Qu'en penses-tu ?

Patrick a dit…

Tout à fait : on pourrait comparer cela avec le souvenir grandiose que l'on a parfois des lieux de l'enfance, qu'on retrouve des années plus tard et dont on s'aperçoit qu'ils sont en réalité fort exigus. Malgré la réalité de ces endroits, ils restent majestueux !
Je crois que si je devais retourner dans les pays où j'ai voyagé, je les trouverais bien différents du souvenir que j'en ai. Pourtant, ce sont ces souvenirs qui me construisent et l'impression qu'ils m'ont laissé est vivace.
Souvent, c'est la première interprétation que j'ai entendue d'une oeuvre musicale que je préfère, même si j'en entends d'autres par la suite qui sont objectivement meilleures, plus virtuoses ou plus contrastées.
"Se tromper n'est rien" en la matière, ni en littérature. D'ailleurs, en littérature comme en art, peut-on jamais parler "d'erreur" (de goût ou de jugement) ? Quitte à choisir, tu as raison de préférer conserver le souvenir premier, c'est celui qui nourrit le plus.

"Se tromper n'est rien" - sauf peut-être avec les gens. Je veux dire : dans les relations interpersonnelles, les amitiés. Car alors l'erreur peut être source de souffrance, non ?