jeudi 20 mai 2010

L'Année Chopin

Et ce Chopin alors, qu'a-t-il donc de si particulier ? Je dirais d'emblée un sens mélodique hors du commun, joint à une sonorité reconnaissable entre mille, celle d'un sentiment sincère, sans mièvrerie. Ce n'est déjà pas mal ! Les mélomanes lui préfèrent souvent Liszt, plus romantique quand romantique et qui aura au cours de sa plus longue existence expérimenté des langages musicaux extrêmes, littéraires, évocateurs et intellectuels, mystiques pour finir, dans une quête du sens qui prit le pas sur la quête formelle, ou qui la soutint au plus loin. Qu'importe : j'aime Chopin, qui me semble valoir qu'on lui consacre une petite année de temps en temps.

De son œuvre, je me dispenserais toutefois d'une exploration exhaustive. Une écoute de ses Chansons ne m'a pas donné la forte envie d'une seconde visite. On trouve en revanche des pépites dans les Ballades, les Nocturnes... Et dans tout cela, le cycle des Préludes occupe une place à part. Je me suis souvent demandé s'il était donné à chacun de les apprécier ou si les pianistes n'en développaient pas une fréquentation forcément biaisée. C'est que l'hétérogénéité, d'atmosphère et d'accessibilité, de durée aussi, fait du cycle un ensemble étrangement disparate, plutôt mal fagoté. Cette diversité permet au pianiste amateur d'y revenir, d'y trouver toujours une pièce intéressante à étudier, d'une difficulté à sa juste mesure à tel moment de sa formation. Leur pratique les rend indispensables. À moi qui n'ai pas touché un clavier depuis mes vingt ans, deux ou trois de ces pièces me reviendraient sans doute facilement dans les doigts. J'essaierai un jour.

Ainsi du Prélude n°4 que j'ai même retrouvé dans les recueils de partitions de mon arrière-grand-mère quand on ouvrit enfin la maison, au-dessus du vieux piano et son cadre en bois travaillé par des décennies d'humidité, entre un Quadrille des Lanciers et quelque valse à la mode parmi la bourgeoisie rurale de la troisième république. Ce prélude porte aussi en une séquence joliment lisible le sens du film Five Easy Pieces : sa simplicité, sa facilité d'exécution, par opposition au sentiment profond que suscite son écoute, traduit mieux qu'un discours les heurts et les antagonismes internes aux personnages. Dans ce cycle, d'autres morceaux passent pourtant pour les plus difficiles qui soient...

Ce n'est pas le cas du Prélude n°15, qui me reviendrait peut-être de la même façon. Mais si, vous le connaissez ! Il s'est gagné un sobriquet : "la goutte", "d'eau" ou "de pluie", plus ou moins relayé dans les éditions. Le surnom viendrait de George Sand elle-même, témoin de la composition du morceau et qui compara dans une lettre l'itération sans fin du fameux la bémol à la chute d'une goutte. Je crois me souvenir qu'Alfred Cortot citait l'anecdote dans l'édition commentée qu'il proposa des Préludes et sur laquelle je les déchiffrais. J'appréciais beaucoup ses analyses, exprimées dans une langue désuète et savoureuse. Je n'ai plus de piano, ni ces partitions, ni les commentaires de Cortot sous les yeux pour vérifier l'exactitude de ce que j'avance. Cela n'a aucune importance, d'autant que ce sous-titre idiot impose son image concrète à une musique qui n'est pas descriptive.


Une musique si peu descriptive qu'on y entendrait l'eau constamment, de laquelle confectionner le meilleur thé. Je m'amuse souvent de ce qu'un thé particulier ne m'évoque rien, quand tout l'évoque au contraire, en abstraction. Je bois un thé : je ne recherche pas d'emblée les associations qui me permettront d'en analyser la richesse. J'entends telle musique, je pense à tel film, tel personnage, ou conçois tel sentiment : cela me renvoie au thé. Ici tout y concourt. Ça frémit dans la bouilloire et le Prélude n°3, les bouillons indiquent la bonne température par leur taille exacte au n°5. Le thé infuse le temps du n°7, tout évocations et promesses, pour s'égoutter par traits de la théière au rythme du n°10. Les parfums explosent dans le n°12 et la tasse à sentir : place à la rondeur, l'équilibre des saveurs du n°17, soutenu par les accords sombres d'un n°20 qui vient structurer l'ensemble. Avec l'explosion du final et le n°24, dans la longueur le thé enfin inscrit sa note propre, sa note ultime :


un ré.