dimanche 24 août 2008

Out

Je me demande parfois comment font les gens pour s'endormir. Dès que je me couche, le discours qui m'habite, soutenu par un flot ininterrompu d'images, semble profiter du silence ambiant pour s'enfler et l'emplir. Je m'énerve, assourdi. Je me tourne, me retourne et fais des bonds. En voulant lâcher prise, je laisse libre cours à ce déferlement ; paradoxalement, l'excitation s'accroît au lieu de s'éteindre. Je finis par tomber d'épuisement. Au matin, je constate que le matelas a ripé de quinze bons centimètres sur le sommier. 

L'avantage du blog, c'est qu'entre les articles, il n'y a rien. Le bel "équilibre des vides et des pleins".



Enfin les vacances. J'espère partir juste assez longtemps pour me divertir, friser l'ennui (sensation délectable !) et prendre aussi plaisir au retour, neuf et fringant.

lundi 18 août 2008

Promenade

Cette semaine ne m'aura laissé qu'un vague avant-goût de vacances. Aujourd'hui, il n'y paraît plus rien : le même bus, les mêmes visages. Je dois faire l'effort de me souvenir. Il y a trois jours à peine, je sirotais ma bière sous les arcades ou un Guiraud après le bain. Ainsi, pendant que certains infusaient les rochers, je gravissais celui qui, un temps, étaya mon arbre généalogique.

Qu'est-ce qui nous ramène là ? Je me demande s'il existe, ce lien invisible qui s'exprimerait doucement dans la chair. Pourquoi devrais-je reconnaître ce qu'avant moi d'autres ont vu, et chez eux me sentir chez moi ? 

La maison n'est plus habitée de manière continue depuis trois générations. Malgré les travaux entrepris, j'y retrouve l'odeur de la poussière, celle des vieux papiers, l'exhalaison des parquets. J'y retrouve aussi les mêmes sons : la comtoise de la cuisine ; le piano désaccordé, avec cette touche, un fa, qui coince et sur laquelle j'appuie quand même ; l'horloge de Monsieur le Curé, visible depuis tout point du jardin, qui fait tinter sa cloche d'un vol imprécis, l'Angélus à 19 heures passées. Je connais cela, mais aussi bien d'autres choses, la rosace de la Cathédrale d'Amiens et les fables de La Fontaine... En dix ans, j'ai déménagé sept fois : ça va, ça vient. De à chez moi, le chemin n'est pas tout tracé.

De cette maison, on s'enfuit. Les hommes surtout. L'un a préféré finir ses jours dans un monastère du Bessin, l'autre a filé en Afrique du Nord. Depuis, la bâtisse a rapetissé en même temps que la bisaïeule, jusqu'à sa mort à elle, qui se rêvait Guermantes quand elle n'était qu'une Bovary. On l'a aérée longtemps, décrépite sous les toiles d'araignées, avec ses papiers peints décollés, mal fichue, sans circulation possible avec ses alignements, les pièces l'une derrière l'autre, sans dégagement. Mon père lui offre une seconde vie, elle aurait tort de s'en priver. Quant à nous, quelle perspective lui offrirons-nous dans nos existences ? Et quelle nouvelle beauté ensemble devrons-nous lui inventer ?

Cette année, guidé par S. dans des balades de plusieurs heures au milieu des vignes, des champs de maïs et d'asperges, des prunelaies, des coudraies, j'ai découvert la vallée depuis des points de vue inédits. Et à la considérer sous tous les angles, je me dis qu'au fond, n'était-ce sa situation sur le rempart, sa galerie dominant la campagne, à la lisière du bourg, juste au bord ; n'était-ce son jardin, avec sa pergola de béton si laide et amusante, son puisard et ses rosiers ; n'était-ce la pierre toujours fraîche du salon ; si, en réalité, je n'aimais pas la maison pour elle-même, je n'éprouverais pas de plaisir à m'y rendre autre que celui d'y retrouver ses hôtes d'été. Or je l'aime : voilà pour moi.


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Le retour fut éprouvant. Sur la plateforme, entre les deux wagons d'un tortillard bondé, je me contorsionnais pour ne pas écraser la queue d'un chien tout en cherchant à m'accrocher, à une barre, à une porte. On s'asseyait où l'on pouvait ; une jeune femme a passé le trajet sur la cuvette des toilettes. Elle a tripoté longtemps les plaies que ses piercings avaient laissées partout sur son visage. Au maître du chien, qui portait cheveux longs et catogan, elle expliqua que son seul rêve était de vivre dans un camion, à la campagne, pas loin de chez sa mère pour pouvoir y manger, au bord d'un lac près d'un certain champ de maïs. 

Chez maman... Elle m'a fait rire, à triturer ses rougeurs et à compter sur sa mère pour la nourrir. Ils sont bien ténus, les liens qui nous rappellent au pays. Il ne s'agit pas d'y construire sa vie, mais de trouver facilement à y manger. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Les choses sont parfois si simples...

samedi 9 août 2008

Le vide et le rien

Elle est venue chez moi, nous avons pris le thé et nous sommes installés. Elle m'a fait faire des mouvements de contorsion avec les bras. "C'est pour stimuler la rate", dit-elle. Et la rate, c'est la joie de vivre qui se dilate, bien entendu. Dire que je la paie pour ça.

Je préfère la chaleur de ses mains sur mes épaules. Aussitôt je les sens se détendre, mes omoplates n'en finissent pas de tomber, tomber. Et pendant la première demi-heure de verticalité, debout à descendre en moi-même quand l'occiput s'envole et que je me détache, parfois, si les conditions me sourient, je m'affranchis de la sensation. Eh ! bien alors, enfin, voilà : rien.


mardi 5 août 2008

"L'Homme sans postérité" - Adalbert Stifter

Dès la préface, me voilà prévenu : cité par Handke, salué par Nietzsche comme l'un des meilleurs prosateurs de langue allemande... Bigre, ce sont des références. Pourtant, sa réputation de grande figure du Biedermeier n'a rien pour allécher. Du moins, si simpliste qu'on la dit, son écriture ne doit pas effrayer. Je m'y colle.

Je lis les premières lignes dans le train pour Limoges. "Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaient la pente entre les arbres, parmi les chants des rossignols." Je lève le nez : près de Choisy-le-Roi, l'architecture industrielle n'évoque rien moins que les pépiements d'oiseaux. "Tout autour d'eux se déployait un paysage resplendissant où couraient les nuages." Ah ! les nuages, eux, sont là. "Dans la plaine, en contrebas," (?) "on pouvait apercevoir les tours et la masse des demeures d'une grande ville. L'un des jeunes gens prononça ces mots : Maintenant, je le sais avec certitude, je ne me marierai jamais." Et je n'ai pas besoin de savoir de quelle ville il s'agit pour la connaître, ni de regarder encore une fois par la fenêtre pour chercher un support d'images à ce que je lis : cette ville, j'y suis parti, je la vois déjà depuis les hauteurs qui la surplombent. En un clin d'oeil j'aborderai les reliefs du limousin.

Le propos tient en peu de mots : un jeune orphelin quitte sa famille nourricière pour rendre visite à un vieil oncle riche et misanthrope, reclus sur une île au milieu d'un lac de montagne. Stifter prend le temps du détail, jamais lyrique, jamais gratuit. Son art de la description touche au symbolisme - un symbolisme dénué de son côté systématique et astucieux. Les ruines du monastère, sur l'île, traduisent mieux que tout développement combien toute forme de foi a déserté son hôte. Et ce long voyage à pied entrepris par l'adolescent, de cols en vallées, les jours de marche puis cette réclusion forcée, suivent le mouvement de celui qui, peu à peu, ne chemine plus qu'en son âme pour au plus profond y puiser le meilleur. 

Il faudra attendre que le vieillard, avec sa lenteur nécessaire, daigne sortir de sa réserve pour que, sous sa surface étale comme l'eau du lac, le récit trahisse enfin la violence des passions enfouies. Le jeu en vaut la peine : jouir au mieux de la vie, la jolie morale ! Que n'ai-je eu un tel oncle pour m'en donner la leçon !

L'homme sans postérité, dans tout cela ? Cette façon d'aborder la question du mariage, supposé procréateur, qui ouvre, continue et ferme le roman, sue son petit-bourgeois. Pourtant, si l'art de Stifter me paraît de présumer davantage qu'il n'en dit, la générosité affleure sous la mesquinerie des préoccupations. Dans l'union de deux êtres, on trouvera toujours autre chose qu'une prémisse à la continuation de l'espèce. Les enfants, dans cette histoire, se rejoignent et goûtent pour eux-mêmes un bonheur refusé à leurs parents. Par un éternel retour, ils accomplissent ce qui était inachevé. Procréer n'est donc pas un devoir, c'est ouvrir un peu plus grand la porte des possibles. L'homme sans postérité est celui pour qui tout reste fermé, pour qui "tout sombre déjà tandis qu'il respire" - celui aussi qui nous émeut, à plier sous le faix d'un désir inassouvi d'amour.

Alors, qui serai-je en cette vie ? L'adolescent bon et courageux, petit frère bourgeois d'Angelo ? Un vieillard qui n'en finit pas de se protéger de l'existence ? Hanna qui attend ? Un lion, une mouche ? La montagne au-dessus du lac ? Et ce que je serai, pourrai-je me flatter de l'avoir voulu ?

Quelle belle invention qu'un roman, et d'être tout cela à la fois.