lundi 25 mai 2009

Passereaux

Je vivais à Amiens. Déjà, pas de quoi pavoiser. Je passais mes soirées libres assis sur le parvis de la cathédrale, j'attendais l'illumination. J'apprenais la rosace par cœur, le portail de la Mère-Dieu, le portail du Jugement Dernier... Est-ce qu'on percevait quelques éclats de vie en provenance du quai Bélu tout proche ? Je ne sais plus. Dans cette ville je ne suis pas resté longtemps, j'ai tenu six mois hydrocéphales - six petites choses épouvantables, du temps sale. Cela m'autorise néanmoins à dater précisément l'épisode que je me rappelle : entre décembre 1999 et juin 2000. Et le week-end, pas de blagues : je filais vers Paris dans un train pour lequel par avantage je ne déboursais rien. Paris ! Et mes amours !

Aujourd'hui je paie mes billets. Il m'est arrivé plusieurs fois de retourner là-bas pour le plaisir, pour les fresques de Puvis de Chavanne au Musée de Picardie, pour m'en jeter un à Saint-Leu, revoir les hortillonnages. Cette ville ne me paraît plus si affreuse, j'ai dû l'acquitter de l'ennui que j'y traînais. Après tout la pauvresse n'y était pour rien. Et si Perret ne l'a pas embellie, n'affiche-t-elle pas encore de beaux restes ? Non mais vraiment, cette cathédrale, ce vaisseau disproportionné haut comme trois géants toujours debout sous les bombes, vous y croyez ? Ça n'existe pas, je me pince.

Entre décembre et juin... du souvenir de la lumière qui filtrait derrière moi, je dirais qu'avril touchait à sa fin. J'attendais un train sempiternel à la brasserie de la gare. Peu de monde dans cette salle sans relief, large et froide. J'alignais les cigarettes dans le cendrier, je surveillais l'horloge et faisais mine de m'absorber dans une lecture. Je m'installais toujours à la même table, à mi-longueur de la salle, dos à la fenêtre pour mieux embrasser le découragement de la situation, dans les axes libres du bar à droite et de la sortie, à main gauche, vers la salle des pas perdus. Je dévisageais le moindre client qui pénétrait la triangulation, guettant les types humains, les atavismes (Rougon ? Macquart ?), chez ceux-là qui jamais ne m'accueillirent. Arrogant, vaguement fier d'un sot mépris, je savais pouvoir les quitter dans la seconde, na ! Mon cœur était ailleurs alors les picards me faisaient doucement rigoler.

Il était assis à une table sur ma droite. Avant qu'il ne m'adresse la parole je l'avais à peine remarqué. Il était déjà présent quand j'étais arrivé, dans les limbes de mon espace mental triangulaire. Il faisait face à la fenêtre. Je pense aujourd'hui que j'assumais ce luxe de tourner le dos à le fenêtre précisément parce que je savais pouvoir m'extirper de l'endroit comme et quand je l'entendais ; ceux qui regardent languissamment à travers les carreaux n'ont pas tant de veine. Et il m'a abordé sans que je comprenne pourquoi. Malgré tout, je devais bien être là d'une certaine façon - ou alors si peu qu'il aura espéré que je l'aide aussi à s'échapper... Et en un éclair le voici attablé devant moi.

J'ai oublié les détails de sa conversation. Je me souviens en revanche qu'il avait déjà beaucoup bu. Je me souviens aussi qu'il parlait par besoin, d'une voix blanche, pour ne rien dire d'avoir trop à dire. Il avait le teint jaunâtre des gros fumeurs, la peau vieillie prématurément, le yeux bleus perçaient sous une tignasse épaisse, aussi bien jaune et sale, et cireuse. Le malaise émanait de lui. Il déparlait sans presque s'arrêter et je l'écoutais, parce qu'on m'a enseigné la politesse d'une part, et parce que tant de détresse me fascinait. Voyez comme les circonstances m'ont marqué, alors que ses propos m'échappent quand je relate cette anecdote... Au bout de dix minutes, l'aveu survint : "homosexuel" - et il me raconta comme son père le jeta dehors, comme sa mère le recevait tout de même, ou lui donnait un peu d'argent, en cachette. À une question de ma part, il répondit qu'il aurait un toit pour la nuit, chez un ami. Je m'efforçais de comprendre comment l'on pouvait vivre à son âge sans soutien parental quand son téléphone sonna - sa mère s'inquiétait, en secret du père, en catimini. Ses mains tremblaient. Il s'étonnait de mon impassibilité devant l'aveu - la belle affaire !...

Pourquoi stimulé-je les confidences ? J'avais laissé passer l'heure de mon train. Il commanda encore un verre, d'une élocution si empêchée qu'on devina son désir plutôt qu'on ne l'entendit. La serveuse me scruta, un sourcil interrogateur levé jusqu'au milieu du front. Je secouai la tête. La bière n'arriva pas. Après quelques minutes d'incohérences, il s'est levé, m'a chipé une dernière cigarette sans s'encombrer cette fois de m'en demander la permission et s'enfuit comme un voleur saoul, me laissant une bonne part de la note. Je doute qu'il se souvienne d'avoir adressé la parole à qui que ce soit dans cette gare. Je doute davantage qu'il en ait dégagé le moindre bénéfice ou soulagement.



Que deviennent-ils, ces passereaux d'une heure ? On les capte en vol et ils disparaissent. Il aura passé la nuit chez l'ami qui pouvait l'héberger. Et le jour suivant ? Il aura su se débrouiller tout aussi bien. Le jour d'après ? L'année d'après ? Tenir bon face à l'adversité l'espace d'un coup dur me semble atteignable, mais le manque d'endurance dont je souffre me fait craindre les vrais destins tragiques. Certains comme Ezekiel ont leurs traversées en galère. Enfin ils s'accrochent à un amour qui leur offre la perspective d'autre chose que la survie. Pour quelques uns qui reprennent pied, combien sombrent ?

Face à eux, quoi qu'on en dise, je doute pouvoir me rendre efficace le moins du monde. Je ne crois pas avoir beaucoup aidé ce garçon dont les discours ne s'adressaient qu'au père. J'espère toutefois cultiver encore, malgré l'impuissance évidente, assez de courage pour faire de mon mieux - cultiver un sentiment d'impuissance raisonnée, en quelque sorte. Car le jour où je ne voudrai plus écouter je me serai transformé en chien. Quand je ne m'émouvrai plus, alors je serai un âne. 

mardi 12 mai 2009

Venise

Venise,


ville aux multiples visages, souvent sortis d'on ne sait-z-où.


Sa lagune,


ses larges artères animées,


ses escaliers,


ses Bellini...


Ne pas manquer les somptueuses mosaïques de Torcello


(Burano ne fait plus dans la dentelle),


ni les sols éclatants de Saint-Marc.


Malgré tant de merveilles, une ville qui n'a pas la grosse tête.
Moi je dis : chapeau...

lundi 4 mai 2009

George et moi (pour Flo)

Ils ne déboulent pas dans nos vies avec fracas. Si leur arrivée s'accompagne d'un léger gong, c'est que nos cœurs tressaillent ; eux n'ont rien fait, rien dit. Ils s'imposent dans la discrétion. En voici un qui entre ; avec le naturel de l'élégance véritable il trouve sa place aussitôt. On croirait l'avoir toujours croisé là, toujours vu sur l'étagère, sur la table, dans nos mains. L'anse se déploie avec évidence, pas trop exubérante, pas timide non plus, si parfaitement apte à équilibrer ses proportions. Le bec n'en fait pas des tonnes. Dans les pleins et les déliés on relève un je-ne-sais-quoi d'insoucieux, de démodé. À quoi tient la séduction ?

Vendredi, nous avons été présentés. Je l'ai emmené au cinéma. Le temps de le déposer chez moi pour ressortir aussitôt - le lendemain je l'ai retrouvé là comme s'il ne s'était pas ennuyé une seconde en mon absence. Je lui ai proposé un Beauté Académique 2 parce que j'en avais envie. Alors ? Est-ce que ça lui disait ? Et nous voilà lancés dans l'affaire, eau frémissante et multiples tasses sur un plateau, toutes choses que tout le monde connaît dorénavant par cœur. Mon corps trahit son contentement par des détails. Si le thé me paraît bon je souris comme un âne. Tandis que nous sifflions une première rasade, je souriais déjà - d'une expression plus appuyée, plus niaisement béate encore sur le deuxième passage, modèle d'équilibre et de densité, mêlant douceur et profondeur, quelque chose comme cela, peut-être : 

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Le voilà d'emblée qualifié pour les quarts de finale. On s'y attendait, non ? Mais il ne suffit plus maintenant d'arborer sa permanente et sa fossette. Dans certaines épreuves l'afféterie ne fait pas illusion. Plus question de pose, le mérite exige des démonstrations plus formelles. 

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À ma gauche : Simone, "entrée de gamme" née sous X il y a cinq ou six ans. À droite : George Abitbol, tout pimpant dans son cachemire Yamamoto. Chargés tous deux en proportion de leur contenance du même Beauté Académique n°2. Pour ce duel, les durées de chaque round s'entendent équitablement : un temps de parole à la seconde, nulle contestation possible.


Avant l'issue du premier tour, les arbitres s'inquiètent. La verse de Simone s'avère nette et rapide quand George affiche une débonnaireté inattendue. Ses nerfs tiendront-ils la distance ? La première a vu passer des Tie Guan Yin ces derniers temps. Ces deux éléments joints laissent espérer une liqueur plus florale à gauche - pas du tout. La différence se dessine dans la subtilité : on devine une liqueur plus huileuse à droite, plus onctueuse, surtout légèrement plus verte. S. ajoute : "quelque chose de terreux". Pour moi, de plutôt vif et métallique. Des culottages si disparates doivent s'exprimer quelque part là-dedans. Dans tous les cas, cela ne joue d'abord au désavantage ni de l'un ni de l'autre.

Aux deuxième et troisièmes rounds, les juges s'amusent à affiner à l'aveugle leurs impressions. Même si la statistique n'est pas représentative, 100% de bonnes identifications les rassurent quant à l'objectivité des écarts de points relevés. Définitivement plus de vivacité à droite. Sur une liqueur très chaude, Simone manifeste d'emblée un caractère plus suave et flatteur. Mais que la température s'adoucisse et bien vite George joue sa partition avec une délicatesse tout en nuances. Les détails ressortent avec davantage de profondeur. Cela rend ses interventions un peu plus intéressantes - un peu plus équilibrées, aussi.

C'est drôle, exprimer des différences, les identifier et les énumérer, c'est déjà trop durement parler. Dire : "plus ceci" ou "davantage cela" dépouille complètement l'autre partie de la qualité évoquée, alors qu'il ne s'agit que d'une gradation subtile et nuancée, non d'un truchement sans équivoque des caractères. Cela me rappelle les compétitions de gymnastique de haut niveau où les juges, pour une note sur 10, ne donnent des évaluations qu'entre 9,7 et 9,9. Une échelle exponentielle permettrait-elle de mieux séparer les composantes, comme par chromatographie ? Là où les nombres, sur une échelle linéaire, échouent à traduire une réalité multidimensionnelle, la langue - la mienne en tout cas - n'y réussit qu'à peine plus élégamment. Voilà par exemple pourquoi je ne propose jamais de notes de dégustation, n'ayant toujours pas trouvé, après plus d'un an, comment parler du thé ; voilà également pourquoi je laisserais plus volontiers les analogies musicales (telle cantate pour un vieux sheng, tel pièce de Rameau pour un Rocher) traduire les émotions que le thé suscite en moi.

Quoi qu'il en soit, les juges ont statué. Quelque peu fatigués de l'attention soutenue dont la tâche les oblige à faire preuve, ils coupent à l'essentiel : pour le final, on monte directement à une poignée de minutes sur la cinquième infusion. Je ne comprends pas quelle pendule Simone en profite pour nous chier dans l'intervalle. Elle s'énerve toute seule, agressive, prête à mordre. S. ne s'en offusque pas comme moi mais reconnaît sans hésiter où porter sa préférence. George, lui, n'a rien perdu de son flegme. Well done

Mais les épreuves ne sont pas terminées...