lundi 17 novembre 2008

"Les Disparus" - André Dhôtel

J'ai terminé ce livre il y a plusieurs semaines. Oui, non : pourquoi pas ? Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Au moins en suis-je venu à bout, en ces temps où le moindre ouvrage me tombe des mains après quelques pages. Il a bien dû m'accrocher par quelque patte insoupçonnée. Déjà sur cette couverture, est-ce une fleur ? un bouquet d'épines ? S'y piquera-t-on ? Est-ce rigide, odorant, menaçant, matériel enfin, ou juste un peu joli à regarder ?

Dans Someperce, village perdu des Ardennes, l'interrogation revient dans toutes les bouches : "Quelles nouvelles ? - Pas de nouvelles." La même question appelle la même réponse et le leitmotiv finit par intriguer : "Quelles nouvelles ? - Pas de nouvelles." Nouvelles de qui, de quoi ? La fausse enquête de Maximin, dont l'ami Casimir a un jour disparu et qui s'occuperait aussi bien d'autre chose (aller dîner ou jouer de la trompette), l'amènera à comprendre qu'au lieu d'en attendre, on les redoute fort, les nouvelles ! Dans l'absence d'inédit, chaque chose Dieu merci peut conserver sa place. Que les disparus le restent et qu'on se porte bien à le savoir sans en parler...

La phrase file au but. Efficace et vive, elle ne perd jamais l'équilibre. Aujourd'hui la simplicité prend trop souvent des airs louches ; on écrit simple pour sous-entendre. Dhôtel ne s'encombre pas de ces poses. D'autant plus admirable qu'il n'est question que de sous-entendus dans cette histoire ! Par ailleurs, certains régionalismes (du moins que j'imagine tels), comme cette manière d'écrire "de mieux en mieux" pour "de plus en plus", donnent aux tournures la saveur d'un exotisme naïf.

Pourtant ce roman avait de quoi me déplaire. On construit difficilement un personnage en creux ; ceux de Dhôtel traînent leurs silhouettes vagues dans la forêt toute proche et peinent d'abord à prendre corps. Ainsi les dialogues de Casimir et Maximin qui ouvrent le livre, trop astucieux, faussement légers, m'ont exaspéré ("Tu ne veux pas croire qu'on est dans un espace. Ça signifie quelque chose l'espace. - Des blagues, répétait Maximin. - De pures blagues, avouait Casimir."). Les soliloques de Maximin me paraissaient factices, pis : inutiles. En revanche, où le charme opère malgré mes réticences, c'est que les disparus gagnent en épaisseur dans l'absence. Que tel ou tel disparaisse et l'aura de mystère des voies dans lesquelles il se perd rejaillit sur lui comme une grâce. Et puis, il y a la clairière...

L'endroit où l'on ne va pas, d'où l'on ne revient pas, ou qui vous libère. Enchanteresse et terrible, cette clairière, avec ses floraisons éclatantes comme des étoiles, ses buttes et ses bosquets, sa topographie impossible à dessiner, est un ombilic, un commencement. Tout part de cet Eden, lieu du crime originel. Ceux qui l'ont vue, une fois qu'ils ont accédé à cette image de l'inconscient, peuvent enfin se détacher de leur vie. On comprend alors comme les éléments de cette histoire construisent un conte, avec ses symboles comme autant de clés de la psyché - mais les adultes n'aiment pas le merveilleux et préfèrent inventer des ogres et des coupables, s'accrocher à la chair, plutôt qu'ajouter foi aux mystères qui les dérangent.

Puisqu'il ne les affiche pas, j'invente probablement à André Dhôtel des intentions qu'il n'a pas. Qu'importe ? Je ne crois qu'en ce que je lis et je n'ai rien lu d'autre parmi son œuvre abondante. Comment, donc, pour oblitérer la faute, se débarrasser de ce qui l'avive ? Un homme construirait-il son équilibre à la manière de ce village entier ? A défaut de trouver la clairière en soi, à défaut d'explorer cet espace qui "signifie quelque chose", où trouver le coupable de la douleur enfouie ? J'ai le sentiment qu'on disparaît continûment, qu'on se proscrit par bribes pour continuer à exister. Alors je comprends de mieux en mieux la force déstabilisante de ce livre : la vie ne vaut pas plus que quelques ragots de village.

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"Pas de plus pure source de paix que cette façon d'éveiller des rumeurs pour constater bientôt que ça n'existe pas. Au point de ne plus savoir ce qui existe ou non. Puisque les événements dépendent des opinions qu'on peut former à leur sujet, si les opinions se brouillent, il ne reste plus qu'à mener ce qu'on appelle la vie. Et quoique cette vie nous apporte suffisamment d'occupations (chacun vous le dira), elle semble d'autant plus neutre, paisible et attachante."

lundi 10 novembre 2008

L'automne




Tombent les feuilles, tout tombe avec elles.

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Je nuancerais la liste des thés de saison proposée par Raphaël à ma manière. Par ces climats, je me méfie des Wuyi comme d'une peste. Les traîtres, sous des airs de vous échauffer la gorge, paraissent devoir durablement m'abaisser la température corporelle. Ils me terrassent, m'abandonnent sur le carreau grelottant et affamé, fébrile encore longtemps après les avoir ingurgités. Et pour m'en relever, j'ajouterais le Bai Hao. Dans ses versions les plus oxydées, le réconfort qu'il m'apporte me fait sourire et redresser la tête ; dans ses versions délicates et capiteuses, il éveille la nostalgie des fleurs d'un autre temps : ni tout à fait là, ni complètement ailleurs.


Ah ! les jolies saisons intérieures. Quel plaisir de trouver le thé auquel les accorder. 

lundi 3 novembre 2008

Blaireau

Du nomadisme de mes vingt ans, j'ai conçu un certain goût pour le renouvellement des choses qui m'entourent. Quand je juge leur nombre ou leur âge déraisonnable, limite subjective dépendant de leur nature autant que d'une humeur de l'instant, je m'en sépare. Ainsi des livres, des meubles... Certaines personnes s'en montrent incapables et veulent à tout prix se prouver, par l'accumulation de traces visibles de la continuité du temps, qu'elles sont encore en vie. Les choses n'existent-elles pas déjà fort joliment dans le souvenir changeant qu'on en garde ? Et n'existons-nous pas tout autant à travers leur souvenir ? Rares sont donc les objets qui m'accompagnent depuis si longtemps.

J'ai acheté ce blaireau il y a quinze ans à la Samaritaine. Reverrons-nous un jour ce magasin ouvert ? Si je m'y perdais souvent, maugréant contre une signalétique mal fichue, je finissais bien par m'y retrouver avec ce que j'y cherchais. Dans une étroite vitrine du rez-de-chaussée, ce petit chevelu attendait que je lui invente une histoire. La vendeuse m'indiqua comment reconnaître le "monté main" à la forme de la touffe ; je la crus sur parole, puis j'ai oublié. A l'époque, les plusieurs centaines de francs qu'il coûtait constituaient pour moi un investissement. Certes son manche n'est qu'une imitation d'écaille. Malgré cette indélicatesse, il aura gagné, par son acharnement au labeur, la beauté de l'utile et je le considère amorti au centuple. J'espère encore longtemps ritualiser sa pratique et devrais prendre exemple d'un ami si fidèle et matineux.

Quant à l'animal qui donna à l'objet son nom en même temps qu'un peu de poil, je crois l'avoir souvent confondu avec le putois. Pour ce que j'en comprends, il en diffère par bien des aspects, dont ces bandes longitudinales caractéristiques qu'il porte de part et d'autre du museau. Cette confusion, que d'autres avec moi pourraient commettre, n'aide pas à honorer l'utilité et la noblesse de la chose. D'ailleurs, quelle tristesse de se voir désigné par une forme d'insulte ! Bah : certains usent bien du terme "théière" péjorativement... Et à le considérer encore une fois, il s'avère que je confondais en réalité le putois avec la mouffette. Que c'est passionnant, la zoologie...

Et qu'elle est mignonne, ma peluche ! Je la triture et m'en carresse, l'accroche cul par-dessus tête, la décroche et la hume. Quand je passe le doigt dans sa touffe à la lumière, un nuage de fine poussière blanche s'en élève, trace matérielle de toutes les épaisseurs de savon qu'elle tartina au fil des ans - toutes strates dont j'ai préservé mes mains. Et quand j'y plante mon nez, je retrouve une odeur rassurante et familière, de ces odeurs indescriptibles qu'il me semble avoir toujours connues et qui suscitent en moi un attachement profond : une odeur de propre, de cosmétique, l'odeur d'une salubrité parfaite, si intime et universelle à la fois.

Ce blaireau n'est pas la première chose que je glisse dans ma valise lorsque je pars en vacances - plutôt la dernière tant je risque d'en avoir besoin jusqu'à la dernière minute. Mais je l'y glisse assurément. Je n'emporte ni thé, ni théière ; il m'arrive d'oublier ma brosse à dents ; j'oublie même parfois de me munir d'une lecture pour le voyage. Lui jamais, et il me suit dans tout déplacement qui excède 24 heures. Son manche présente quelques rayures, témoins de l'usage intensif et régulier auquel je l'ai soumis. Il a brinquebalé dans mes trousses de toilette, je ne le repose pas toujours sur son support avec la douceur qu'il m'octroie... Il ne paraît pas m'en vouloir. Un agneau !

Si le monde basculait pendant la nuit, au matin je le trouverais là encore sur le rebord du lavabo, immuable, frais et pimpant, plus ébouriffé mais plus tangible que moi. J'ai beau vanter sa mouvance, il est bien agréable, dans un univers flottant, de conserver au moins cette certitude qui m'aide au réveil à prendre pied dans le réel.