mardi 16 décembre 2008

Avent




As Dew in Apprile - This Little Babe 
A Ceremony of Carols
B. Britten

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On les imagine en Walkyries plutôt qu'à célébrer le mystère de l'incarnation. Apprivoisez les mégères et guettez le tempo rapide de la seconde pièce ("This Little Babe"), dont les couplets sont chantés successivement à l'unisson, puis en canon à deux, puis trois voix décalées d'un temps. Je trouve saisissant l'effet de réverbération. Cela vibre comme un cœur ardent dans l'immensité blanche. C'est, en quelque sorte, une tache impressionniste dans une pub pour lessive, une ombre sur le visage de Bree van de Kamp...

Oui Calyste, "trois semaines font un beau blanc" ! Qu'est-ce qui vibre au cœur de celui-ci ? Bah ! Britten, de multiples choses sans importance... Sous un ciel grisâtre, lourd d'humidité, un peu de blanc pur ne me déplaît pas. Même sans grand-chose en son milieu.

lundi 17 novembre 2008

"Les Disparus" - André Dhôtel

J'ai terminé ce livre il y a plusieurs semaines. Oui, non : pourquoi pas ? Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Au moins en suis-je venu à bout, en ces temps où le moindre ouvrage me tombe des mains après quelques pages. Il a bien dû m'accrocher par quelque patte insoupçonnée. Déjà sur cette couverture, est-ce une fleur ? un bouquet d'épines ? S'y piquera-t-on ? Est-ce rigide, odorant, menaçant, matériel enfin, ou juste un peu joli à regarder ?

Dans Someperce, village perdu des Ardennes, l'interrogation revient dans toutes les bouches : "Quelles nouvelles ? - Pas de nouvelles." La même question appelle la même réponse et le leitmotiv finit par intriguer : "Quelles nouvelles ? - Pas de nouvelles." Nouvelles de qui, de quoi ? La fausse enquête de Maximin, dont l'ami Casimir a un jour disparu et qui s'occuperait aussi bien d'autre chose (aller dîner ou jouer de la trompette), l'amènera à comprendre qu'au lieu d'en attendre, on les redoute fort, les nouvelles ! Dans l'absence d'inédit, chaque chose Dieu merci peut conserver sa place. Que les disparus le restent et qu'on se porte bien à le savoir sans en parler...

La phrase file au but. Efficace et vive, elle ne perd jamais l'équilibre. Aujourd'hui la simplicité prend trop souvent des airs louches ; on écrit simple pour sous-entendre. Dhôtel ne s'encombre pas de ces poses. D'autant plus admirable qu'il n'est question que de sous-entendus dans cette histoire ! Par ailleurs, certains régionalismes (du moins que j'imagine tels), comme cette manière d'écrire "de mieux en mieux" pour "de plus en plus", donnent aux tournures la saveur d'un exotisme naïf.

Pourtant ce roman avait de quoi me déplaire. On construit difficilement un personnage en creux ; ceux de Dhôtel traînent leurs silhouettes vagues dans la forêt toute proche et peinent d'abord à prendre corps. Ainsi les dialogues de Casimir et Maximin qui ouvrent le livre, trop astucieux, faussement légers, m'ont exaspéré ("Tu ne veux pas croire qu'on est dans un espace. Ça signifie quelque chose l'espace. - Des blagues, répétait Maximin. - De pures blagues, avouait Casimir."). Les soliloques de Maximin me paraissaient factices, pis : inutiles. En revanche, où le charme opère malgré mes réticences, c'est que les disparus gagnent en épaisseur dans l'absence. Que tel ou tel disparaisse et l'aura de mystère des voies dans lesquelles il se perd rejaillit sur lui comme une grâce. Et puis, il y a la clairière...

L'endroit où l'on ne va pas, d'où l'on ne revient pas, ou qui vous libère. Enchanteresse et terrible, cette clairière, avec ses floraisons éclatantes comme des étoiles, ses buttes et ses bosquets, sa topographie impossible à dessiner, est un ombilic, un commencement. Tout part de cet Eden, lieu du crime originel. Ceux qui l'ont vue, une fois qu'ils ont accédé à cette image de l'inconscient, peuvent enfin se détacher de leur vie. On comprend alors comme les éléments de cette histoire construisent un conte, avec ses symboles comme autant de clés de la psyché - mais les adultes n'aiment pas le merveilleux et préfèrent inventer des ogres et des coupables, s'accrocher à la chair, plutôt qu'ajouter foi aux mystères qui les dérangent.

Puisqu'il ne les affiche pas, j'invente probablement à André Dhôtel des intentions qu'il n'a pas. Qu'importe ? Je ne crois qu'en ce que je lis et je n'ai rien lu d'autre parmi son œuvre abondante. Comment, donc, pour oblitérer la faute, se débarrasser de ce qui l'avive ? Un homme construirait-il son équilibre à la manière de ce village entier ? A défaut de trouver la clairière en soi, à défaut d'explorer cet espace qui "signifie quelque chose", où trouver le coupable de la douleur enfouie ? J'ai le sentiment qu'on disparaît continûment, qu'on se proscrit par bribes pour continuer à exister. Alors je comprends de mieux en mieux la force déstabilisante de ce livre : la vie ne vaut pas plus que quelques ragots de village.

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"Pas de plus pure source de paix que cette façon d'éveiller des rumeurs pour constater bientôt que ça n'existe pas. Au point de ne plus savoir ce qui existe ou non. Puisque les événements dépendent des opinions qu'on peut former à leur sujet, si les opinions se brouillent, il ne reste plus qu'à mener ce qu'on appelle la vie. Et quoique cette vie nous apporte suffisamment d'occupations (chacun vous le dira), elle semble d'autant plus neutre, paisible et attachante."

lundi 10 novembre 2008

L'automne




Tombent les feuilles, tout tombe avec elles.

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Je nuancerais la liste des thés de saison proposée par Raphaël à ma manière. Par ces climats, je me méfie des Wuyi comme d'une peste. Les traîtres, sous des airs de vous échauffer la gorge, paraissent devoir durablement m'abaisser la température corporelle. Ils me terrassent, m'abandonnent sur le carreau grelottant et affamé, fébrile encore longtemps après les avoir ingurgités. Et pour m'en relever, j'ajouterais le Bai Hao. Dans ses versions les plus oxydées, le réconfort qu'il m'apporte me fait sourire et redresser la tête ; dans ses versions délicates et capiteuses, il éveille la nostalgie des fleurs d'un autre temps : ni tout à fait là, ni complètement ailleurs.


Ah ! les jolies saisons intérieures. Quel plaisir de trouver le thé auquel les accorder. 

lundi 3 novembre 2008

Blaireau

Du nomadisme de mes vingt ans, j'ai conçu un certain goût pour le renouvellement des choses qui m'entourent. Quand je juge leur nombre ou leur âge déraisonnable, limite subjective dépendant de leur nature autant que d'une humeur de l'instant, je m'en sépare. Ainsi des livres, des meubles... Certaines personnes s'en montrent incapables et veulent à tout prix se prouver, par l'accumulation de traces visibles de la continuité du temps, qu'elles sont encore en vie. Les choses n'existent-elles pas déjà fort joliment dans le souvenir changeant qu'on en garde ? Et n'existons-nous pas tout autant à travers leur souvenir ? Rares sont donc les objets qui m'accompagnent depuis si longtemps.

J'ai acheté ce blaireau il y a quinze ans à la Samaritaine. Reverrons-nous un jour ce magasin ouvert ? Si je m'y perdais souvent, maugréant contre une signalétique mal fichue, je finissais bien par m'y retrouver avec ce que j'y cherchais. Dans une étroite vitrine du rez-de-chaussée, ce petit chevelu attendait que je lui invente une histoire. La vendeuse m'indiqua comment reconnaître le "monté main" à la forme de la touffe ; je la crus sur parole, puis j'ai oublié. A l'époque, les plusieurs centaines de francs qu'il coûtait constituaient pour moi un investissement. Certes son manche n'est qu'une imitation d'écaille. Malgré cette indélicatesse, il aura gagné, par son acharnement au labeur, la beauté de l'utile et je le considère amorti au centuple. J'espère encore longtemps ritualiser sa pratique et devrais prendre exemple d'un ami si fidèle et matineux.

Quant à l'animal qui donna à l'objet son nom en même temps qu'un peu de poil, je crois l'avoir souvent confondu avec le putois. Pour ce que j'en comprends, il en diffère par bien des aspects, dont ces bandes longitudinales caractéristiques qu'il porte de part et d'autre du museau. Cette confusion, que d'autres avec moi pourraient commettre, n'aide pas à honorer l'utilité et la noblesse de la chose. D'ailleurs, quelle tristesse de se voir désigné par une forme d'insulte ! Bah : certains usent bien du terme "théière" péjorativement... Et à le considérer encore une fois, il s'avère que je confondais en réalité le putois avec la mouffette. Que c'est passionnant, la zoologie...

Et qu'elle est mignonne, ma peluche ! Je la triture et m'en carresse, l'accroche cul par-dessus tête, la décroche et la hume. Quand je passe le doigt dans sa touffe à la lumière, un nuage de fine poussière blanche s'en élève, trace matérielle de toutes les épaisseurs de savon qu'elle tartina au fil des ans - toutes strates dont j'ai préservé mes mains. Et quand j'y plante mon nez, je retrouve une odeur rassurante et familière, de ces odeurs indescriptibles qu'il me semble avoir toujours connues et qui suscitent en moi un attachement profond : une odeur de propre, de cosmétique, l'odeur d'une salubrité parfaite, si intime et universelle à la fois.

Ce blaireau n'est pas la première chose que je glisse dans ma valise lorsque je pars en vacances - plutôt la dernière tant je risque d'en avoir besoin jusqu'à la dernière minute. Mais je l'y glisse assurément. Je n'emporte ni thé, ni théière ; il m'arrive d'oublier ma brosse à dents ; j'oublie même parfois de me munir d'une lecture pour le voyage. Lui jamais, et il me suit dans tout déplacement qui excède 24 heures. Son manche présente quelques rayures, témoins de l'usage intensif et régulier auquel je l'ai soumis. Il a brinquebalé dans mes trousses de toilette, je ne le repose pas toujours sur son support avec la douceur qu'il m'octroie... Il ne paraît pas m'en vouloir. Un agneau !

Si le monde basculait pendant la nuit, au matin je le trouverais là encore sur le rebord du lavabo, immuable, frais et pimpant, plus ébouriffé mais plus tangible que moi. J'ai beau vanter sa mouvance, il est bien agréable, dans un univers flottant, de conserver au moins cette certitude qui m'aide au réveil à prendre pied dans le réel.

lundi 27 octobre 2008

"Le Crime est notre affaire" - Pascal Thomas

Mais nous le savions, qu'elle est formidable ! Qui l'ignore encore ? Parfois inquiétante, touchante assurément, la voici décidée à se divertir. Je m'ennuyais comme elle, sans personne pour repasser mon kilt. Alors elle s'amuse, libre à moi de la suivre dans sa lubie. Elle s'unit si bien à la folie de son metteur en scène qu'elle surjoue toujours juste, au diapason de ses partenaires dans un film dont les exubérances de jeu ne forment que la première touche de charme rétro. Claude Rich mange sa soupe comme personne ; ouais, de lui non plus on n'en attend pas moins. Au final, seul Pascal Thomas peut se permettre d'en faire autant sans ridicule et révéler le potentiel Marylin d'un Dussolier qui, à la façon d'un Pierre Richard diablement sexy, m'a fait rire comme je n'avais pas ri depuis belle lurette.

L'histoire ? Aucune importance. Toutes les adaptations d'Agatha Christie se brouillent dans ma tête. Ustinov, Morel, Dussolier, qui jouait dans quoi ? filmé par qui ? Depuis longtemps, je ne cherche même plus à deviner le coupable. Quel intérêt à vouloir prendre l'enquêteur de vitesse ? Des ressorts abracadabrants, un imbroglio de passions et de mobiles rendent la tâche à peu près impossible - inutile donc. Qu'une telle ait tué plutôt qu'un tel me laisse aussi froid que le macchabée. Vous le/la soupçonniez ? Finalement pas ? Bah ! ce pouvait aussi bien être le frère ou la petite-nièce, alors... Qu'on nous serve les ingrédients du genre, soit ; mais c'est le sel qu'on y ajoute qui exhausse le plaisir.

Je ne veux pas faire la fine bouche. Qu'on s'y ennuie, je le conçois toutefois : la fantaisie n'est pas la farce. Autrement plus exigeante, elle nécessite l'effort d'aller saisir tels détails, telles allusions. Ce divertissement savoureux présente certes bien des qualités, il n'aura pas manqué beaucoup pour en faire une grande comédie - un cinéaste, peut-être ? La photographie assez laide continue dans le vieux jeu mais les cadrages sans imagination, le montage à la va-comme-je-te-pousse, vous ont des airs de "pas fini". Et des facilités, des redondances méritaient qu'on les gommât. Ah la la ! mais pourquoi ? pourquoi terminer son film sur une plaisanterie aussi éculée ? Je n'en reviens toujours pas... Je préfère me souvenir des bonnes surprises, le visage de Catherine Frot en surimpression sur une statuette de la Vierge ou une scène de rêve dont on émerge avec le sourire.

De ce film, j'aurai tout oublié très vite mais la bonne humeur qu'il m'infusa, comme la longueur d'un thé de qualité, me paraît devoir encore durer. N'est-ce pas gage de quelque chose ?

L'autre boulette

Non, Flo, ce n'est pas elle !

Une boule noire

Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? 
Un bougeoir ?
Un instrument de musique ?
Le plus petit cha yu du monde ?...

lundi 20 octobre 2008

Poitevin mulassier

Dix mois après la livraison d'un objet défectueux, je relance la boutique. Je n'ai pas payé. Tout de même ! Ni le vendeur, ni le comptable ne s'en sont aperçus. Cela ne traduit pas une application remarquable dans le suivi de leurs dossiers. Une autre question de fond me taraude : pourquoi n'ai-je pas, pour ma part, laissé les choses aller jusqu'à leur terme ? J'aurais pu attendre. Honnête ? ou stupide ? Ou encore : vexé de ne pas exister davantage aux yeux des minuscules ?

Il a plu jeudi. Les caves sont inondées. J'ai accepté de faire partie du conseil syndical. Qu'est-ce qui m'a pris ? 

Le Clézio reçoit le Nobel. L'information a de quoi surprendre. Je dois pourtant le reconnaître, il aura marqué l'histoire de la littérature : depuis Le Clézio, les écrivains sont beaux.

L'administration fiscale m'a adressé la semaine dernière une charmante mise en demeure. Ils n'ont pas reçu ma déclaration de revenus. Evidemment, je l'ai envoyée ! Evidemment, je ne peux pas le prouver ! Il faut que cela tombe sur moi. Ma maniaquerie s'en offusque. 



Qu'est-ce qu'un boulot ? Qu'est-ce que cela représente ? Jusqu'où s'y investir, à quel point tolérer qu'il ne participe en rien à votre épanouissement ? Je passe une succession de nuits blanches à me ronger les sangs. Je rêve aussi que par deux fois je casse mes lacets un matin. Dans certaines circonstances, le minimum devrait suffire, non ? Re-la-ti-vi-ser : tu parles. Au mieux, comme le dit la chanson, "le monde moderne m'emmerde, j'ai pas l'esprit d'initiative".

Tombereaux de soucis et d'aigreur... Je me trouve des parentés avec le cheval de trait. L'autre jour, je me suis offert une veste afin de me dessiner une jolie robe pied-de-poule. Je me suis promené lentement dans le quartier. Paris n'est jamais aussi belle que sous le soleil d'hiver. 

Pour me composer cette attitude virile, je n'ai pas pris exemple sur le Renaud chanté par Paul Agnew. Dans cette mise en scène très BCBG d'Armide, dont les représentations se sont achevées samedi et dans laquelle flamboyait le tempérament d'une Stéphanie d'Oustrac tout ardeur et braise, ce prétendu héros m'aura semblé bien falot. 

Non : le Poitevin mulassier. Je ne me connais pas d'autre modèle. Le plus doux, le plus appliqué... Alors ? Ça en impose autrement, non ? 

samedi 11 octobre 2008

"Cantus Missae : Credo" - Josef Rheinberger

Notre ensemble vocal servira bientôt de chœur-école au concours d'entrée en classe de direction d'un conservatoire parisien. Outre l'aspect ludique de s'essayer, le temps de l'épreuve, à d'autres chefs que le nôtre (nous ses jouets, ses agneaux), c'est aussi l'occasion de reprendre quelques pièces d'un programme passé pour, au moins, se désengluer des partitions et nous rendre disponibles aux exigences des candidats. 

J'ai souvent regretté de ne pas approfondir la connaissance qu'un petit semestre de travail d'une œuvre nous en donne, au-delà des trois ou quatre concerts qu'on propose, et de ne pas enfin nous constituer un répertoire. Ce sentiment ne m'a jamais semblé si aigu qu'avec la Messe à double chœur de Rheinberger, qui méritait mieux que quelques interjections mi-figue, mi-raisin. Je m'attristais de rester sur l'impression, pas seulement de pouvoir mieux la donner, surtout de pouvoir mieux la comprendre et m'en imprégner. Sa richesse se devine à la première écoute, qui en appelle d'autres. Je me réjouis d'en retravailler des extraits. Nous ne reprendrons cependant pas le Credo qui recèle bien des merveilles.

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À la première phrase des basses répondent les deux chœurs en dialogue. La précision des nuances rend cet échange plus subtil qu'une simple symétrie ; sur une écriture classique se superpose une sorte de romantisme d'intention qui donne de la mouvance à ce jeu de réponses. Le pianissimo du "consubstantialem patri" traduit le caractère évanescent de la substance en question. Heureusement, il ne s'agit pas de paraphraser, grâce par exemple à cet unisson en spirale sur "descendit de coelis", moins vulgaire qu'une ligne descendante. Et cet "incarnatus" si désincarné : quel mystère on nous promet là-dedans ! Quelle tendresse pour la Vierge ! Guettez alors comme le mi bémol des ténors, sur "homo factus est", frotte dans l'accord - douloureuse humaine condition...  L'unisson du chœur 2 sur le "crucifixus" en impose dans le dramatique, avant le "resurrexit" qui file sur un crescendo rapide. 

Les dialogues entre chœurs, entre telle voix et les autres, reprennent ensuite avec une intensité croissante et un apogée sur "resurrectionem" ; on en énonce la certitude avec tant de conviction, je ne demande qu'à y croire. Par un changement de tonalité ("et vitam venturi saeculi"), la pièce s'achève en pleine lumière. Les soprani se partagent un "amen" en ruban, qui devient on ne peut plus lyrique avec la phrase des ténors 1 sous les notes tenues par les autres pupitres. Et l'unisson péremptoire des deux derniers "amen" glisse sur un accord final d'une belle densité.



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J'aime les credo. La longueur du texte pourrait les desservir. Pour un athée de mon espèce, ces pièces valent moins pour ce qu'elles racontent que parce qu 'elles racontent. À côté des assertions dogmatiques, la belle histoire que voilà, si pleine de rebondissements ! L'occasion d'un récit souvent enlevé et imagé. 

Nous n'atteignons pas ce niveau de fondu, d'homogénéité du Kammerchor de Stuttgart. Je n'aurais pas une seconde la prétention de le penser. Je serais juste bien content qu'un jour nous puissions donner l'impression de dire autant de choses.

mardi 7 octobre 2008

Les montagnes jaunes

"Ce qu'il y a dans la montagne ?
Sur les cols des nuages blancs...
Je ne puis qu'en jouir tout seul
et ne saurais vous les donner."

Réponse à l'Empereur qui voulait savoir "ce qu'il y a dans la montagne"
T'ao Hong-King (452-536)

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Les pics se dessinent l'un sur l'autre, l'encre se délaie dans la distance. Par temps clair, le regard saute par-dessus les gorges. On avance de trois pas : les monts s'agencent encore différemment dans une perspective infinie. 

Aux heures de brume, la fraîcheur ne s'élève pas, elle saisit. On ne l'attendait pas, subitement le nuage nous pénètre. Le versant opposé se devine à peine. On continue à gravir quelques marches. A la faveur d'un étiolement du nuage, roulé par des mouvements d'air continus, on aperçoit la crête. Elle n'a jamais paru si proche.

La spirale d'un escalier enserre le rocher, les marches filent tout droit au fond d'un canyon, s'accrochent comme les pins à flanc de montagne, au-dessus d'un à-pic. Tout autour n'est que relief mais la topographie ne présente aucun obstacle. On se promène dans la montagne, dans ses pleins et ses déliés. Un chemin plonge dans la Mer de l'Ouest puis s'infléchit vers le Pic du Lotus. Ce n'est d'ailleurs pas un chemin ; qu'est-ce que c'est ? On le dirait posé là comme une brindille par le vent. 

Tant de peintres les ont célébrées, tant de poètes les ont chantées. Tant de lyrisme qui nous presse. Et cela semble si facile : voyez-les refléter nos âmes ! Oh ! pas d'emballement, regardons-les pour ce qu'elles sont. On pourrait souligner le caractère éminemment chinois de ces paysages changeants. Pour ma part, je les ai trouvées dans un état de nature bien ambigu : si accessibles et visitées qu'on les croirait hospitalières...

samedi 4 octobre 2008

Zhu Derun



Voici un arbre encore que j'aurai longtemps contemplé. Le tronc semble fait de la matière même du rocher. Aux brins d'herbe à sa base, tout en griffes, je ne me frotterais pas plus qu'à ses épines. S'il est mort, tout est mort autour de lui. Dans les branches s'accrochent des lianes, des rubans, que le vent porte jusqu'à l'abstraction. Et quelle énigme que ce cercle ! un cercle parfait sur le papier, dans lequel le monde entier se reflète. Ainsi, plus je le regarde, plus je me pénètre de l'évidence d'être fait, moi aussi, de la matière même de ce rocher.


Crucifixus
A. Lotti

lundi 29 septembre 2008

Un arbre

Qu'on prononce le mot "table" et j'en vois une : la table archétypale, symbole de toutes les autres. Qu'on prononce le mot "arbre" et dorénavant, l'image de cet arbre s'imposera peut-être à mon esprit. Les autres, en conservant leurs caractéristiques, lui ressemblent un peu. Un tronc, des racines, des branches... tout y est.

Quantité de choses ne suivent pas cette règle, et des plus essentielles à ma vie. Sur bien des concepts je ne place aucune image. Ainsi le mot "thé" pour beaucoup évoquera le sachet suspendu au bout d'une ficelle, qu'on trempe quelques secondes dans une tasse d'eau chaude pour la colorer. De mon point de vue, quelle serait la forme conceptuelle première, irréductible, du thé ? Je n'en vois pas. Je n'arrive pas à le penser.

Je ne pense pas davantage l'amour et l'amitié, la beauté, l'art et l'ennui... Toutes choses qui prennent des formes si singulières et si diverses que je ne leur connais pas de modèles.

Par ailleurs, les images que je façonne évoluent au gré des humeurs et j'autorise volontiers qu'on les démolisse. Ma "maison" aurait pu encore longtemps se réduire à ce fauteuil où je m'assoupis, bois, lis - dans cet ordre de priorité. Il aura suffi d'une soirée pour que ces repères se transforment. Les lieux se voient dorénavant investis d'un supplément de chaleur : je remercie mes amis d'avoir en un éclair fait de ce "chez moi" un endroit autrement plus convivial et d'avoir décongelé la conception que je m'en faisais. 

lundi 22 septembre 2008

La tasse


Cette tasse provient de la boutique du musée des fours à porcelaine impériale des Song du Sud à Hangzhou. Pas moins. Je l'ai vue, j'ai craqué pour ses craquelures, tout de suite aguiché par ses formes douces et cette glaçure artistement nervurée. Malgré son poids (140 grammes), je l'imaginai aussitôt à mes lèvres, pourvoyeuse des 4 ou 5 centilitres de thé qu'elle saurait contenir. Se fût-elle présentée en deux exemplaires que je les aurais achetés tout pareillement ; elle avait bien une sœurette, jumelle hélas dizygote, que le teint jaunâtre posait d'emblée en cadette souffreteuse.

C'était donc elle. Elle en a vu, du pays !

Hier, me remettant du décalage horaire, j'essaie avec bonheur mon nouveau plateau. Je l'étrenne avec un fond de Tie Guanyin qui traîne sur une étagère. Pas inintéressant, un traitement vieux jeu en fait quelque chose de bien plus structuré que ce que j'ai bu ces dernières semaines. Et me vient l'idée de déballer la tasse. Je la fais monter progressivement en température, pour observer les réactions de sa surface ; si lourde en main, elle présente des abords si fragiles... Un filet pour commencer, sous le robinet, et petit à petit, en douceur, je l'amène à l'ébouillantage. Elle ne hurle pas, tout va bien. Zou ! une rasade de l'infusion en cours. Les belles couleurs que voilà ! quelle profondeur, quels dégradés ! C'est toute ma nature contemplative qui frémit. J'y passerais des heures. Mais il faut boire ces promesses : ma main s'avance, le geste est précis, confiant, le mouvement souple. Le nez fait son timide, n'est-ce pas gentil ? Et voilà : en bouche, totalement fluide, la liqueur a perdu non seulement ses arômes, mais une bonne part de sa structure - froid, plat comme le delta du Yangzi.

Bigre. Ai-je le coeur bien net, dans cette affaire ? J'ai tenté ce soir un comparatif sur un cuit "facile", la Fu Hai 2000 de Teamasters. Eh ! bien oui, quoi : doux mais nourrissant, simple, assez mignon tout de même. Et puis flûte, le thé importe peu, c'est d'une impression comparée de la liqueur en bouche qu'il s'agit là. Pêle-mêle sur la photo : à gauche une tasse achetée à la M3T dès mes premiers pas et à laquelle je reviens sans cesse, au fond une petite coupe en céladon de TM et la traîtresse, la perverse au premier plan. Dans la première tasse, la liqueur est vive, précise. C'est aussi dans celle-ci qu'elle reste chaude le plus longtemps. Dans la seconde, elle gagne en douceur, un velouté que j'aime assez. Le contact sur la lèvre est beaucoup plus sensuel, aussi : ma préférée. Et dans la troisième... dans la troisième, encore une fois, il ne reste pas grand-chose. Autant dire rien.

Dans ses rainures profondes s'abîment les qualités de ce qu'on y verse. Elle broie, elle mâche ; j'ai la sensation bizarre que cette tasse boit à ma place. Au regard de ce thé, je blêmis d'imaginer par quel massacre elle abattrait les références les plus précieuses à mes yeux. Pauvre de moi ! je la trouve encore bien belle, la coquine. Qu'elle parle : comment justifier une telle froideur, un tel manque de générosité ? Silence. Allez, je m'y résous : elle ne m'aime simplement pas. 

samedi 20 septembre 2008

Chinoiseries

Shanghaï vertigineuse, vue depuis le sommet de la tour Jin Mao.


Aux premières heures, Zhouzhuang offre de beaux moments de sérénité. Photo prise depuis la maison de thé Sanmao.


Tongli, déjà touristique autant que sa voisine malgré ce qu'on en dit, et moins mignonnette, aussi.


Le jardin de la Politique des Humbles à Suzhou. 


Le lac de l'Ouest à Hangzhou, sur lequel et autour duquel nous nous serons promenés pendant des jours avec plaisir. Une météo peu clémente nous a conduits à éliminer l'étape Putuoshan de notre programme ; c'est à Hangzhou qu'on voulait revenir.


Le fameux puits dit "du Dragon" qui donne son nom à Longjing.


Les Montagnes Jaunes, lieu mythique d'inspiration des peintres et poètes chinois classiques. Les nuages en se déchirant laissent apercevoir les pics environnants et la lumière changeante souligne les perspectives. Quelques pins s'accrochent sur les escarpements, aux endroits les plus fous. Le chemin qui s'enfonce dans le canyon de l'Ouest, avec ses escaliers accrochés au flanc des précipices, offre une balade inoubliable sur 600 mètres de dénivelé.


Hongcun, charmant village de l'Anhui, moins calme qu'il n'y paraît - surtout lorsque les jeunes peintres en herbe qui envahissent les ruelles arpentent à la nuit tombée le marché nocturne ou se retrouvent pour partager quelques brochettes près de la rivière ; pendant ce temps les mères de famille, au lac du Sud, prennent une leçon de madison sur une musique techno giclant d'une sono saturée. C'est amusant... pas très reposant.


Xidi.


Nanping.

dimanche 24 août 2008

Out

Je me demande parfois comment font les gens pour s'endormir. Dès que je me couche, le discours qui m'habite, soutenu par un flot ininterrompu d'images, semble profiter du silence ambiant pour s'enfler et l'emplir. Je m'énerve, assourdi. Je me tourne, me retourne et fais des bonds. En voulant lâcher prise, je laisse libre cours à ce déferlement ; paradoxalement, l'excitation s'accroît au lieu de s'éteindre. Je finis par tomber d'épuisement. Au matin, je constate que le matelas a ripé de quinze bons centimètres sur le sommier. 

L'avantage du blog, c'est qu'entre les articles, il n'y a rien. Le bel "équilibre des vides et des pleins".



Enfin les vacances. J'espère partir juste assez longtemps pour me divertir, friser l'ennui (sensation délectable !) et prendre aussi plaisir au retour, neuf et fringant.

lundi 18 août 2008

Promenade

Cette semaine ne m'aura laissé qu'un vague avant-goût de vacances. Aujourd'hui, il n'y paraît plus rien : le même bus, les mêmes visages. Je dois faire l'effort de me souvenir. Il y a trois jours à peine, je sirotais ma bière sous les arcades ou un Guiraud après le bain. Ainsi, pendant que certains infusaient les rochers, je gravissais celui qui, un temps, étaya mon arbre généalogique.

Qu'est-ce qui nous ramène là ? Je me demande s'il existe, ce lien invisible qui s'exprimerait doucement dans la chair. Pourquoi devrais-je reconnaître ce qu'avant moi d'autres ont vu, et chez eux me sentir chez moi ? 

La maison n'est plus habitée de manière continue depuis trois générations. Malgré les travaux entrepris, j'y retrouve l'odeur de la poussière, celle des vieux papiers, l'exhalaison des parquets. J'y retrouve aussi les mêmes sons : la comtoise de la cuisine ; le piano désaccordé, avec cette touche, un fa, qui coince et sur laquelle j'appuie quand même ; l'horloge de Monsieur le Curé, visible depuis tout point du jardin, qui fait tinter sa cloche d'un vol imprécis, l'Angélus à 19 heures passées. Je connais cela, mais aussi bien d'autres choses, la rosace de la Cathédrale d'Amiens et les fables de La Fontaine... En dix ans, j'ai déménagé sept fois : ça va, ça vient. De à chez moi, le chemin n'est pas tout tracé.

De cette maison, on s'enfuit. Les hommes surtout. L'un a préféré finir ses jours dans un monastère du Bessin, l'autre a filé en Afrique du Nord. Depuis, la bâtisse a rapetissé en même temps que la bisaïeule, jusqu'à sa mort à elle, qui se rêvait Guermantes quand elle n'était qu'une Bovary. On l'a aérée longtemps, décrépite sous les toiles d'araignées, avec ses papiers peints décollés, mal fichue, sans circulation possible avec ses alignements, les pièces l'une derrière l'autre, sans dégagement. Mon père lui offre une seconde vie, elle aurait tort de s'en priver. Quant à nous, quelle perspective lui offrirons-nous dans nos existences ? Et quelle nouvelle beauté ensemble devrons-nous lui inventer ?

Cette année, guidé par S. dans des balades de plusieurs heures au milieu des vignes, des champs de maïs et d'asperges, des prunelaies, des coudraies, j'ai découvert la vallée depuis des points de vue inédits. Et à la considérer sous tous les angles, je me dis qu'au fond, n'était-ce sa situation sur le rempart, sa galerie dominant la campagne, à la lisière du bourg, juste au bord ; n'était-ce son jardin, avec sa pergola de béton si laide et amusante, son puisard et ses rosiers ; n'était-ce la pierre toujours fraîche du salon ; si, en réalité, je n'aimais pas la maison pour elle-même, je n'éprouverais pas de plaisir à m'y rendre autre que celui d'y retrouver ses hôtes d'été. Or je l'aime : voilà pour moi.


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Le retour fut éprouvant. Sur la plateforme, entre les deux wagons d'un tortillard bondé, je me contorsionnais pour ne pas écraser la queue d'un chien tout en cherchant à m'accrocher, à une barre, à une porte. On s'asseyait où l'on pouvait ; une jeune femme a passé le trajet sur la cuvette des toilettes. Elle a tripoté longtemps les plaies que ses piercings avaient laissées partout sur son visage. Au maître du chien, qui portait cheveux longs et catogan, elle expliqua que son seul rêve était de vivre dans un camion, à la campagne, pas loin de chez sa mère pour pouvoir y manger, au bord d'un lac près d'un certain champ de maïs. 

Chez maman... Elle m'a fait rire, à triturer ses rougeurs et à compter sur sa mère pour la nourrir. Ils sont bien ténus, les liens qui nous rappellent au pays. Il ne s'agit pas d'y construire sa vie, mais de trouver facilement à y manger. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Les choses sont parfois si simples...

samedi 9 août 2008

Le vide et le rien

Elle est venue chez moi, nous avons pris le thé et nous sommes installés. Elle m'a fait faire des mouvements de contorsion avec les bras. "C'est pour stimuler la rate", dit-elle. Et la rate, c'est la joie de vivre qui se dilate, bien entendu. Dire que je la paie pour ça.

Je préfère la chaleur de ses mains sur mes épaules. Aussitôt je les sens se détendre, mes omoplates n'en finissent pas de tomber, tomber. Et pendant la première demi-heure de verticalité, debout à descendre en moi-même quand l'occiput s'envole et que je me détache, parfois, si les conditions me sourient, je m'affranchis de la sensation. Eh ! bien alors, enfin, voilà : rien.


mardi 5 août 2008

"L'Homme sans postérité" - Adalbert Stifter

Dès la préface, me voilà prévenu : cité par Handke, salué par Nietzsche comme l'un des meilleurs prosateurs de langue allemande... Bigre, ce sont des références. Pourtant, sa réputation de grande figure du Biedermeier n'a rien pour allécher. Du moins, si simpliste qu'on la dit, son écriture ne doit pas effrayer. Je m'y colle.

Je lis les premières lignes dans le train pour Limoges. "Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaient la pente entre les arbres, parmi les chants des rossignols." Je lève le nez : près de Choisy-le-Roi, l'architecture industrielle n'évoque rien moins que les pépiements d'oiseaux. "Tout autour d'eux se déployait un paysage resplendissant où couraient les nuages." Ah ! les nuages, eux, sont là. "Dans la plaine, en contrebas," (?) "on pouvait apercevoir les tours et la masse des demeures d'une grande ville. L'un des jeunes gens prononça ces mots : Maintenant, je le sais avec certitude, je ne me marierai jamais." Et je n'ai pas besoin de savoir de quelle ville il s'agit pour la connaître, ni de regarder encore une fois par la fenêtre pour chercher un support d'images à ce que je lis : cette ville, j'y suis parti, je la vois déjà depuis les hauteurs qui la surplombent. En un clin d'oeil j'aborderai les reliefs du limousin.

Le propos tient en peu de mots : un jeune orphelin quitte sa famille nourricière pour rendre visite à un vieil oncle riche et misanthrope, reclus sur une île au milieu d'un lac de montagne. Stifter prend le temps du détail, jamais lyrique, jamais gratuit. Son art de la description touche au symbolisme - un symbolisme dénué de son côté systématique et astucieux. Les ruines du monastère, sur l'île, traduisent mieux que tout développement combien toute forme de foi a déserté son hôte. Et ce long voyage à pied entrepris par l'adolescent, de cols en vallées, les jours de marche puis cette réclusion forcée, suivent le mouvement de celui qui, peu à peu, ne chemine plus qu'en son âme pour au plus profond y puiser le meilleur. 

Il faudra attendre que le vieillard, avec sa lenteur nécessaire, daigne sortir de sa réserve pour que, sous sa surface étale comme l'eau du lac, le récit trahisse enfin la violence des passions enfouies. Le jeu en vaut la peine : jouir au mieux de la vie, la jolie morale ! Que n'ai-je eu un tel oncle pour m'en donner la leçon !

L'homme sans postérité, dans tout cela ? Cette façon d'aborder la question du mariage, supposé procréateur, qui ouvre, continue et ferme le roman, sue son petit-bourgeois. Pourtant, si l'art de Stifter me paraît de présumer davantage qu'il n'en dit, la générosité affleure sous la mesquinerie des préoccupations. Dans l'union de deux êtres, on trouvera toujours autre chose qu'une prémisse à la continuation de l'espèce. Les enfants, dans cette histoire, se rejoignent et goûtent pour eux-mêmes un bonheur refusé à leurs parents. Par un éternel retour, ils accomplissent ce qui était inachevé. Procréer n'est donc pas un devoir, c'est ouvrir un peu plus grand la porte des possibles. L'homme sans postérité est celui pour qui tout reste fermé, pour qui "tout sombre déjà tandis qu'il respire" - celui aussi qui nous émeut, à plier sous le faix d'un désir inassouvi d'amour.

Alors, qui serai-je en cette vie ? L'adolescent bon et courageux, petit frère bourgeois d'Angelo ? Un vieillard qui n'en finit pas de se protéger de l'existence ? Hanna qui attend ? Un lion, une mouche ? La montagne au-dessus du lac ? Et ce que je serai, pourrai-je me flatter de l'avoir voulu ?

Quelle belle invention qu'un roman, et d'être tout cela à la fois.

mercredi 16 juillet 2008

La honte

Quel sentiment bizarre ! Un foutoir sans nom. Wikipédia confirme : "la honte est une émotion mixte". Merci, j'avais remarqué !

D'origines et de nuances infinies, je me demande quelle logique est la sienne. Elle pèse surtout par les complications qu'elle s'invente ; se travaillant comme la grenouille, elle alimente des conséquences intérieures sans proportion avec ses causes. Dans ce hiatus s'engouffrent tout sens de la mesure, et ma santé.

En guise de symptôme, je monte le son des "Funérailles de la Reine Mary". Sous l'air de vous élever l'âme à peu de frais, la musique flatte au col l'étalon de la tristesse. Elle me renvoie à des fantasmes de vengeance dignes d'Orange Mécanique. Et ce long discours intérieur qu'on égrène : bouh ! sans queue ni tête. L'orgueil et la soumission se mêlent comme yin et yang, l'un tour à tour prenant le pas sur l'autre, on se rebiffe, on capitule, me voilà ballotté comme un noyé entre deux eaux. Pas confortable, l'affaire. D'ailleurs... tiens ! mon pur-sang est un rat.

En réalité, j'ai oublié l'offense. A-t-elle eu lieu ? Et dans quel monde ? On n'a plus pied dans celui-ci. Dans quel temps ? On les vit tous à la fois, dans la plus grande confusion ; et conformément à une citation, en avivant les souvenirs, la honte s'ajoute, continûment.

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Mon institutrice de CM2 alignait devant le tableau les élèves qui n'avaient pas répondu à telle ou telle question. Garçon modèle, je n'en fus jamais. Elle enjoignait le reste de la classe à tendre deux doigts vers eux en criant : "Ho ! les cornes, ho ! les cooooorn-heus..." Même à l'époque je n'y comprenais rien. Les deux doigts formant un V de victoire, mes pauvres camarades ne m'en semblaient pas sortir très diminués. Et si "les cornus" désignaient les cocus, je ne voyais pas matière à rire s'ils (s')étaient trompés. L'expression aujourd'hui, comme "faire la nique", me paraît d'une vulgarité impardonnable. Au fond, j'avais honte d'être du mauvais côté de la salle.

Elève modèle ? Pas tant que cela : puisque je répondais juste, il fallait qu'elle me diminue d'une autre façon et fustigeait souvent mon prétendu manque de maturité affective, qu'elle espérait voir me jouer des tours à l'entrée au collège. Que je l'ai haïe... La 6ème au contraire me libéra. Elle est morte depuis, la bougresse, d'un cancer qui avait, notoirement, alors déjà pointé son nez. On distinguait sur sa nuque l'élastique de sa perruque entre deux mèches.


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On pourrait la trouver à l'origine de bien des ruptures - amoureuses, amicales, qu'importe. J'évolue sur le fil de son paradoxe : la honte qui tisse du social, en me rappelant que j'existe sous les yeux des autres, pourrait aussi bien, d'une chiquenaude, d'un petit souffle en trop, me faire éclater et m'en exclure tout à fait. 

mardi 15 juillet 2008

Paris-Taipei

Le colis m'est parvenu sans encombre. Je l'ai ouvert, en ai consciencieusement examiné le contenu : deux petites jarres croquignolettes et du thé... du thé... Mais je ne me jette pas déjà sur ces fraîcheurs, j'en profite au contraire pour revenir vers les références que j'ai délaissées cette année. Manière de ne pas céder à la fébrilité. Je me les remémore et, avec le recul, les considère sous un nouveau jour.



Stéphane lance un concours de Cha Xi. Diantre, je ne suis pas un élève très assidu, il me faudrait bachoter. Et pas de vacances avant un bon bout de temps. En image et en musique, voilà juste un aperçu de ce à quoi ressemblait mon laps de thé ce soir.

jeudi 10 juillet 2008

Qui nous réchauffe





King Arthur - extrait de l'acte III
H. Purcell

lundi 7 juillet 2008

Funny Pu au Bizan

Entre deux plats d'un kaiseki parfait, son parfum l'a trahie. Elle est arrivée dans son écrin de laque noire et sa présence m'a tout de suite interloqué. Jusque là, avant de goûter, je me disais : "bien sûr...", jouais les blasés et ne m'extasiais qu'après avoir porté le mets en bouche. Alors, au milieu de ce repas d'un classicisme impeccable, pour moi révolutionnaire sans sembler y toucher, la franche surprise émergea là où je l'attendais le moins.

Si c'est l'odeur du miso, je n'en avais jamais goûté. Pas grand-chose à voir avec les bouillons insipides servis d'habitude, dans lesquels on pêche les dés de tofu parmi les algues qui s'agrippent aux baguettes. Là, le parfum, d'une force peu commune, me paraissait résolument capiteux. Et ce n'était pas l'effet du saké à la prune bu en apéritif, ni du bordeaux blanc qui glissait doux sur les sushis... J'ai soulevé le couvercle du bol et l'ai porté à mon nez, comme celui d'un zhong, avec l'impression de humer un sheng en train d'infuser. Aux notes de cuir et de marée s'ajoutait un petit quelque chose d'indéfinissable qui, sur le coup, me ravissait.

Pour en avoir le cœur net, j'ai le surlendemain déballé la Yi Wu 2003 de Teamasters qui sommeillait depuis des mois dans mon tiroir. J'ai été surpris par la douceur, la suavité, le fruité d'abricot de sa liqueur. Sa verdeur n'avait rien d'agressif, son velouté et sa fraîcheur se prolongèrent joliment dans les fruits que nous avons mangés peu après. À cause de ma frilosité, je l'avais même trop peu dosée. Qui l'aurait cru ? Serais-je en train de me transformer en amateur de Sheng ? (Ou en Harris Glenn Milstead ?...)

En tout cas, j'ai constaté que cela ne ressemblait pas à la soupe du vendredi. Qu'importe ! j'ai vérifié que le plaisir du Pu Er ne m'était pas refusé, multipliant par deux mes sources de satisfaction du week-end : un excellent thé, précédé d'une soupe étonnante au Bizan. Dans ce restaurant, j'aurai en outre découvert comme l'art culinaire peut transfigurer l'idée même du beignet de crevettes, qui s'avère parfois autre chose qu'une boulette saturée de friture rance. J'en témoigne.

Entre ces deux épisodes, au cours d'un autre dîner fait de veau et de carottes à la crème fondantes et délicieuses, la conversation porta un moment sur l'éducation du goût. Le goût demeure pour moi une chose si mystérieuse, son éducation me paraît relever du miracle ou de l'imposture, au mieux de la chance. Sans toujours pouvoir l'expliquer, je désigne tel plat, telle préparation comme "meilleure" que telle autre, mais me montre en même temps capable d'apprécier les choses les plus insensées. Sans les opposer, je perçois dans le "c'est bon" et le "j'aime" une différence de nature. Peut-être trouve-t-on bon en esprit quand on aime avec le corps... En matière de thés (et de misoshiru !), cet écart, en revanche, s'est chez moi totalement résorbé.

mercredi 2 juillet 2008

"Valse avec Bachir" - Ari Folman

Les commentaires assassins envers un film ou un spectacle qui m'a enthousiasmé m'irritent outrageusement. Ce n'est pas un refus de la contradiction, c'est de la frustration. J'ai vu "No Country for old men" à côté d'un S. trépignant, excédé, qui quitta la séance dans un état de nerfs proche de l'hystérie. J'ai dû batailler pour préserver le petit nuage sur lequel le film m'avait projeté. (Dans certaines circonstances, le mot "projection" tombe à propos.) La frustration naît de ne pas pouvoir toujours partager mes plaisirs.

La fin du film d'Ari Folman m'a surpris en larmes, avec le sentiment qu'on m'en avait dévoilé encore un peu plus sur l'humain. Malgré des beautés indéniables - un art de la couleur, une bande-son extraordinaire - le propos touche davantage que la forme ; certaines séquences ratées, mal dessinées, souffrent d'une animation assez pataude. Pourtant, cette fois, je trouve les rares arguments avancés pour éreinter ce film, parmi des concerts d'éloge, plus révélateurs que les dithyrambes. Après tout, il suffit de voir : l'émotion que j'ai ressentie est à la portée du premier venu.

Passons sur les reproches de psychologisme : on peut blâmer Soulages pour une palette trop noire, ou Proust pour l'ampleur de son lexique. Au palmarès des critiques les plus surprenantes que j'ai lues sur ce film figure en bonne place l'idée selon laquelle il ridiculiserait l'armée israélienne. Me voilà, de mon petit cumulus en rase-mottes, catapulté sur une autre planète.

A l'inverse, d'autres y voient une tentative scandaleuse de minimiser le rôle d'Israël dans le massacre de Sabra et Chatila. J'ai lu quelque part ce complément qui m'a laissé songeur : "Il se déculpabilise en accusant les autres", quand Folman cherche à regarder enfin, pour lui-même et son pays, la réalité en face. N'est-il pas plus simple d'occulter que de se savoir coupable ? On m'a d'ailleurs rapporté les dires d'une personne qui, contre tout sens élémentaire de psychologie, jugeait peu crédible le fait qu'un homme puisse, suite à un traumatisme, abolir tant de choses en esprit. Et face à l'ensemble de ces propos, devant ce refus de démordre de schémas a priori, je me demande si ma naïveté résistera longtemps et si tout discours, effectivement, relève du politique.

Il me reste la consolation qu'en grande majorité, mes contemporains savent mettre de côté leurs inclinations sionistes ou antisionistes, faire usage en tout lieu de leur intelligence et regarder ce film, simple et magnifique, pour ce qu'il est.

lundi 16 juin 2008

Les pieds là

Lu dans le billet n°255 d'Eric Chevillard : "Parfois, lire et écrire me tombent des mains. Je profite alors de ces bras ballants pour me laver les pieds."

Les miens sont d'un rose laiteux, étincelants et parfumés. On en mangerait.

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Jeu du langage ? Logique de l'image ? En réalité, nous le savons : pour mettre au jour l'absurdité des choses, il faut les bousculer un peu, ce qui ne va pas sans effort. J'aime ainsi sa manière élégante de suggérer qu'il n'y a qu'à regarder le monde pour trouver matière à rire. Quelle efficacité ! Prenez la girafe, ou n'importe quel spécimen du règne animal. Depuis Chevillard, il suffit que j'en imagine une pour m'esclaffer sans vergogne à cause de ce long cou si ridicule et malcommode. 

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Le drôle s'inventa l'auteur du "Vaillant petit Tailleur". Cela me valut bien d'autres éclats de rire - de ces rires tonitruants sur lesquels s'ouvre le premier chapitre. Et Crab plié en quatre ! Palafox qui se gondole ! Les jours où tout m'agace, où je m'éreinte à ramasser le ciel trop bas tout en basculant le poids du monde d'une épaule à l'autre (essayez, vous verrez comme c'est confortable...), je m'en remets au "Tailleur". Chevillard, en bon athlète, y frappe toujours plus fort : huit d'un coup ! J'applaudis de mes deux pieds si jolis.

samedi 14 juin 2008

La tête ailleurs

La barbe de Rheinberger.

Ce chœur de San Francisco ne s'en sort pas mal du tout !


On peut toutefois préférer cette version.

lundi 9 juin 2008

Peter Doig !



"La Femme au portrait" passait hier à l'Action Écoles. La mise en scène de Fritz Lang joue des oppositions et des profondeurs de champ pour soutenir une intrigue abracadabrante. Je comprends cette fascination pour le reflet. J'y perçois autant de raisonnements par l'absurde sur notre unicité. La possibilité d'un contraire, selon l'angle sous lequel on la considère, peut sembler tantôt angoissante, tantôt rassurante. Je préfère toujours l'envisager.

La question du double n'est pas qu'existentielle, aussi interrogation du regard. Au fond, ce n'est pas tant le réel qui importe. N'est-ce pas le boulot de l'artiste, de nous donner à voir ? Et qu'il le fasse sans étouffer sa production sous trop de glose, si sa toile me kidnappe en baladant mes yeux, je suis une minute le plus heureux des hommes.

J'ai découvert pour moi-même. Je veux dire : je ne découvre pas l'Amérique, ce monsieur a eu quelques jours la satisfaction de se savoir l'artiste vivant le mieux coté au monde. Je n'en avais jamais entendu parler. Oh ! je n'avais pas beaucoup cherché mais je m'amuse de ces pans infinis des choses qui nous échappent. Le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, après la Tate Britain, consacre une exposition à sa production des quinze dernières années. Plusieurs jours après les avoir vues, certaines toiles ont tellement imprégné mon inconscient que je les rêve. Cette nuit, c'était une silhouette blanche dans les arbres.

J'ai écrit "interrogation du regard", le lieu commun peut irriter. Face à une toile, quand on ne sait plus ce qu'on regarde (on s'avance, on recule et les empâtements, les transparences et la couleur ne coordonnent pas toujours les plans de manière logique), quand on glisse dans l'espace propre à la toile, il vaut mieux ne pas s'interroger et laisser les éléments émerger d'eux-mêmes : réels ou reflétés, un horizon caché émerge ici trop haut, des figures s'estompent, l'homme, la nature, tout y paraît suspendu par la force de l'onirisme.

Chez Peter Doig, je relève de nombreuses références à des peintres qui l'ont précédé : Monet et ses nymphéas dans l'obsession du reflet et l'indifférenciation de l'espace, Hopper à l'inverse dans certaines lignes de fuite marquées, le Douanier Rousseau pour ses jungles naïves et l'irruption de l'animal, Bacon dans la manière dont s'efface un visage, même Soulages dans le noir lumineux d'un tronc d'arbre ou Munsch pour certain vert, certaine position des mains encadrant un visage. Et Bonnard ! Au-delà de la citation, tout se condense ici en une touche personnelle, sans cesse renouvelée et inventive.

Enfin, quand on ne veut plus rien savoir de ce qu'on voit, restent couleur, forme et matière, toutes choses concrètes formant la base de la composition, qui m'ont communiqué souvent l'impression du beau. Allez, voilà qui n'est pas rien ! et j'aspire encore à voir comme Peter Doig.