mercredi 13 janvier 2010

Crocodile (2)

Lanzmann déjà m'avait remémoré cette exaltation. Je ne saurais finalement pas mieux la décrire : une tangibilité de l'instant jointe à l'accélération du rythme cardiaque. Tout se souligne de soi-même, devient plus expressif et marqué, on se sent tout à coup multiplié par deux ou trois. J'en ai déjà parlé : cela survient, c'est à peu près tout. Je pourrais encore moins dire comment l'on en retombe, comment les choses ainsi secouées reviennent à leur place comme la neige sur ces scènettes noyées dans des boules en plastique, ni ce qu'on garde ensuite de traces d'un moment si fugace. Il s'agit sans doute de ces bouts de temps qui ne valent que pour eux-mêmes et dont on ne pourra jamais dire grand-chose. Seuls d'autres moments comparables peuvent en faire saisir la teneur : des aristos, des instants du même monde. De cette même manière élitiste, à celui de Lanzmann fait écho le texte le plus émouvant, le plus insensé qu'il m'ait été donné de lire, dans lequel j'entrevois un sentiment de nature comparable, et fou, texte qui m'obsède depuis que je l'ai découvert voilà des années.

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"C'est alors que la route arriva à un virage élevé, et soudain, un vaste panorama s'offrit à mes yeux, en bas. Il y avait là le paysage touffu qui tapissait tout un coteau, les maisons de pierre identiques, les jolies baraques vertes et d'autres, nouvelles sans doute, formant un groupe séparé, peut-être plus sévères et pas encore peintes, le réseau sinueux mais visiblement ordonné des barbelés intérieurs qui séparaient les différentes zones et, un peu plus loin, noyée dans la brume, la masse des arbres pour l'instant sans feuilles. Je ne sais pas ce qu'attendaient là-bas, près d'un bâtiment, tous ces musulmans nus, il y avait des dignitaires qui marchaient de long en large et, si je voyais bien, mais oui, je les reconnus immédiatement à leurs tabourets et leurs gestes rapides : des coiffeurs - ainsi donc, ils attendaient à l'évidence la douche et l'admission au camp. Mais plus à l'intérieur, les lointaines rues pavées du camp étaient pleines d'animation, on s'empressait, on s'activait mollement, on passait le temps - autochtones, souffreteux, dignitaires, magasiniers, heureux élus des commandos intérieurs allaient et venaient, accomplissaient leurs tâches quotidiennes. Çà et là, des fumées suspectes se mêlaient aux vapeurs amicales, un cliquetis familier monta doucement vers moi, comme le son des cloches dans les rêves et mon regard fureteur tomba sur le cortège des porteurs avec les barres sur les épaules, ils croulaient sous le poids des chaudrons fumants suspendus à ces barres et, à son odeur aigre, je reconnus de loin, pas de doute, la soupe de rave. C'était dommage, parce que ce spectacle, ce fumet firent naître dans ma poitrine pourtant déjà raidie un sentiment dont les vagues croissantes parvinrent à presser quelques gouttes plus chaudes de mes yeux déjà desséchés dans l'humidité froide qui baignait mon visage. Et malgré la réflexion, la raison, le discernement, le bon sens, je ne pouvais pas méconnaître la voix d'une espèce de désir sourd, qui s'était faufilée en moi, comme honteuse d'être si insensée, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration."
(Imre Kertész - Être sans destin)

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La phrase sortie de son contexte prête à bien des interprétations. Soustrayez l'épithète : ce jeune agonisant pourrait simplement vouloir vivre, "dans ce camp" comme ailleurs, mais "vivre encore un peu". Seulement voilà, il est "beau" ce camp, le lecteur n'a pas d'autre choix que de le croire. Il est beau de toute sa familiarité vivante, beau en dépit du bon sens. Tous ces éléments mis bout à bout, paysage et forêt, baraquements, tabourets des coiffeurs, odeurs et bruissements d'une agitation banale, les barbelés dont la nécessité va de soi, astucieux, évidents... il faut cela réuni pour que subitement les poitrines se soulèvent et que quelque chose d'insensé jaillisse, qu'on rattache à la vie - à quoi d'autre ?

J'ai l'impression que ce mouvement réduit à néant la distance entre soi et ce qui n'est pas soi. C'est par l'abolition de l'altérité qu'un tel sentiment devient possible. D'autres ne le perçoivent pas ainsi. Je lis par exemple ici : "Comment un être humain peut-il être ainsi ravi aux siens, à sa propre vie, à sa propre identité sans devenir fou ? Je me dis que ce jeune homme n'a pas délibérément pris de la distance, mais que cette distance s'est imposée d'elle-même, en toute sincérité." Et cette affirmation me semble une méprise. L'être qu'on a dépouillé de son identité, sans destin à proprement parler, hors de tout et du temps, ne vit que l'instant présent : aucune distance, sous quelque angle qu'on la considère, n'est ici possible, ni ne serait tolérable, on en mourrait d'effroi ! J'en déduis ce paradoxe bizarre qu'être dépossédé de soi-même favorise l'éblouissement. À quel terrible prix dans ce cas.

lundi 4 janvier 2010

Ouessant

L'île sous l'aile.


Des moutons et des ruines,


des trous,


des trucs.


Brrh...


En revanche, j'aime bien la maison du bout.


Tiens, une messe. Bon, alors c'est l'autre bout qu'on prie ?
Je n'ai pas osé poser mes questions.


Le reflet du soleil sur la mer.
(India Song toujours.)

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Bonne et heureuse année 2010 à tous.