mardi 31 mars 2009

"Le Marche de Radetzky" - Joseph Roth (La Fin du Monde, 2)

Alors peut-on s'en sortir ? Chez Joseph Roth on ne tergiverse pas : la réponse est négative. Si les déflagrations intimes illustrent chez Kiyoshi Kurosawa un drame sociétal dont l'art, la beauté, sauraient nous sauver en dernière extrémité, ici elles prolongent et répondent à la décrépitude générale pour ne se résoudre que dans la guerre mondiale et la mort.

Le premier chapitre de "La Marche de Radetzky", comme une nouvelle parfaite, se suffit si bien à lui-même que j'ai délaissé la lecture de ce roman pendant quelques semaines. On pourrait s'arrêter là, tout y est. La manière dont l'administration de l'Empire austro-hongrois s'empare d'un faits divers (un petit officier slovène sauve la vie de François-Joseph à Solférino) et le transforme en parabole à la gloire du corps de l'Empereur, illustre parfaitement la lèpre qui gagne ce monde ; on assistera au long du livre à sa lente agonie. Le vieux Trotta ne tolère pas qu'on travestisse les faits, il s'enfonce dans la mélancolie, ne sachant comment se dépêtrer d'un titre en contradiction avec la nature paysanne de ses origines, comme dépossédé de lui-même par l'honneur dont on l'affuble. Je ne regrette pas cependant d'avoir poursuivi ma lecture, la suite recèle autant de petits trésors romanesques. Surtout je suis resté accroché à ces pages dans le désir continué de savoir jusqu'où chaque personnage tiendrait son rôle dans la mascarade. 

Ce qui m'a déplu dans ce livre, comme dans le film de Kiyoshi Kurosawa, est le recours à une formulation théorique qui, si elle donne du sens à l'œuvre, demanderait à mieux s'incarner pour toucher le lecteur au vif et prouver son efficacité. Dans "Tokyo Sonata" la naïveté du discours du fils aîné, en quête de bonheur, ne le dessine qu'en creux, ou bien une phrase énoncée simultanément par le père et la mère, chacun par devers soi dans le besoin d'en finir pour mieux recommencer, souligne inutilement ce qu'on avait compris par ailleurs. Ici, je regrette par exemple que le personnage du comte Chojnicki, dont la fonction se réduit à énoncer le propos fondamental du roman, ne gagne jamais en épaisseur. 

Toutefois les personnages principaux vivent assez pour m'avoir donné envie de les suivre dans leur histoire, à commencer par l'Empereur François-Joseph lui-même dans des chapitres détonants d'ironie. On finit par se prendre de tendresse pour ce préfet, fils du héros de Solférino, rigide et grave, ou pour son falot de rejeton. On les observe au lorgnon, on les admire de s'accrocher encore à leurs convictions quand les circonstances ne s'entendent qu'à les saper, on rit de leur conservatisme d'un autre âge — surtout si vain. Leurs faiblesses émeuvent. Comment ne pas sentir notre gorge se serrer quand après l'annonce de la mort de son fils on entend le Préfet répéter à tout le monde : "Mon fils est mort", dire au garçon de café qui vient prendre sa commande : "Garçon, mon fils est mort", à toute personne qu'il croise dans la rue : "Monsieur Untel, mon fils est mort" ?

L'aïeul, au péril de sa vie, sauva celle de l'Empereur à Solférino ; son petit-fils, le sous-lieutenant Charles-Joseph, baron von Trotta, périt plus d'un demi-siècle après sous le feu ennemi, dans une stupide tentative d'aller chercher de l'eau pour désaltérer les petits paysans ukrainiens de sa section. De la personne de Sa Majesté incarnant l'unité de l'Empire aux nationalités qui le font voler en éclats, le mouvement se referme, éteignant avec lui la lignée des von Trotta. Les dernières notes de "La Marche de Radetzky" s'atténuent dans le lointain. On referme le livre sur cet écho qui, marque des grands romans, résonne encore longtemps après le point final.

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"— Notre Empereur est un frère séculier du pape, il est Sa Majesté apostolique, impériale et royale, aucune autre Majesté n'est "apostolique", aucune autre Majesté d'Europe ne dépend, comme lui, de la grâce divine et de la foi des peuples en la grâce divine. L'empereur d'Allemagne continuera toujours de régner, même si Dieu l'abandonne, il régnera, le cas échéant, par la grâce de la nation. L'empereur d'Autriche, lui, ne peut pas régner sans Dieu. Mais maintenant, Dieu l'a abandonné !

Le préfet se leva. Il n'aurait jamais cru qu'il pût y avoir homme au monde capable de dire que Dieu avait abandonné l'Empereur. Toutefois, à lui qui, toute sa vie, avait laissé les affaires du ciel aux théologiens et tenait du reste l'église, la messe, les cérémonies du Vendredi Saint, le clergé et le bon Dieu pour des institutions de la monarchie, la phrase du comte apporta la brusque explication de tout le trouble qu'il avait ressenti ces dernières semaines."

lundi 30 mars 2009

"Tokyo Sonata" - Kiyoshi Kurosawa (La Fin du Monde, 1)

Les effondrements sont photogéniques. Le spectacle de la déchéance s'accompagne toujours d'une bonne dose de réjouissance. De l'Orestie à Hamlet, en passant par les Buddenbrook pour une version bourgeoise du naufrage, le drame éclate gaillardement : rien ne tient, rien nulle part ne perdure. Quelle joie ! Quelle beauté ! À travers le récit de ces destins individuels, ce sont autant de mondes qu'on prend plaisir à voir s'écrouler

Par la fiction on exorcise, nous nous maintenons à l'abri. Pourtant le goût du drame ressemble à celui du danger, certains artistes nous projettent encore un peu plus loin dans ces histoires. Par exemple, depuis Jean-Claude Romand nous voyions nos voisins comme des pervers narcissiques en puissance ; Emmanuel Carrère aura pointé le Romand sous notre toit, en chacun de nous. On frissonne autant d'aise que de terreur et au bord de la panique, on compulse les manuels, on se demande comment consolider nos fondations pour tenir un peu longtemps et ne pas s'effondrer avant notre tour. Il faut tout rebâtir, reprendre à zéro. 

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Kiyoshi Kurosawa avait déjà matérialisé quantité de fantômes dans mon dos, au-dessus de ma tête, dans et hors du cadre. Depuis que j'ai vu "Kaïro" je ne pénètre plus dans une pièce avec autant d'insouciance ; le geste même d'ouvrir une porte n'est plus anodin. Avec son dernier film, il m'aura montré comme dans nos sociétés l'épouvante n'est pas toujours métaphorique. À l'image d'un cinéaste qui, dans un Japon en proie à une crise aggravée, interroge ses bases en s'extrayant d'un genre, ces personnages doivent tout rebâtir d'une famille à vau-l'eau. Papa, perclus de honte, ne cesse de s'abaisser à vouloir sauver les apparences ; le fils aîné préfère la fuite et s'illusionne sur ses chances de trouver ailleurs une hypothétique signification à l'existence ; maman s'abîme dans la solitude, sans personne pour l'aider à se relever ; le cadet émousse son sens de la justice à l'épreuve du réel et cultive un don en secret ; pour chacun de ces personnages, les certitudes s'effritent et dévoilent un désert moral assourdissant. Je ressentais leur détresse comme aux heures d'ennui sur les plages de mon enfance, à ruminer et à passer du sable d'une main dans l'autre : de la matière de ce désert j'ai reconnu bien des grains.

Pour lisser quelques redondances, le film bénéficierait d'être amputé d'une dizaine de minutes. Le charme opère cependant et démontre le pouvoir absolu qu'un cinéaste peut conquérir sur le spectateur en misant sur l'humour d'une part, et sur la plus simple économie de moyens...

Dans la dernière séquence, le petit Kenji passe le concours d'entrée à une école de musique. Au lieu de tirer la corde d'un sentimentalisme appuyé, Kiyoshi Kurosawa s'efface derrière la musique de Debussy, derrière les mouvements ondoyants d'une tenture à la fenêtre, et nous offre une scène rédemptrice étrangement réaliste. L'enfant a fini de jouer. Il se lève, contourne le piano et s'incline devant le jury en un salut un peu gauche. Il se retourne pour signer un registre au fond de la salle. Ses parents le rejoignent. Le père doucement pose une main sur l'épaule de son fils, qui enfin ne ploie pas ni ne se dérobe. Les trois s'en vont sous le regard d'une assistance médusée, une foule qui se tord le cou à suivre des yeux cette famille fantomatique, dont le rejeton les aura tous confondus par un talent monstrueux.

Vacances à La Con (— Vacances où ??)

La mer.


Le lit.


Au spa.


Le lit.


La piscine.


Le thé à la menthe pas bon.


Re-re-le lit...

(Assumons, j'ai une de ces patates !)

samedi 14 mars 2009

"L'Imitation de la Bienheureuse Ernestine"




Vivement que je rentre pour vous en faire un compte-rendu.

lundi 9 mars 2009

Paris, t'es nu !

Dieu sait l'origine de cette histoire. Ça a passé de ci, de là. Suivez la ligne de mire. Le compte à rebours a commencé. 500, 499... Alors je m'exécute (). Cinq cents secondes, dites-vous ? Voyons voir.

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Pas le temps d'un thé Gong Fu : en huit minutes et vingt secondes l'eau à peine aura frémi, on en serait encore à préchauffer les instruments. Si l'odeur des feuilles sèches dans la théière chaude vaut son pesant de cacahuètes, comment supporter d'en rester là ? Et dans l'excitation on s'empresserait, d'un mouvement désordonné on enverrait valdinguer le cháyú, les tasses à travers la pièce... Comment même se décider pour tel thé, tel autre en particulier ? Visez ces boîtes sur l'étagère : pourquoi la jaune plutôt que la bleue ? Un Rocher plutôt qu'un Bai Hao ? Un Dan Cong ? Un Dong Ding ? 

Ouh la la, on parle on parle, que de temps perdu en tergiversations. Pas beaucoup de secondes pour rêver non plus !

Ne pas paniquer. Procéder par ordre. D'abord le pognon : par la fenêtre dessus l'avenue. 

Je me précipite hors de l'appartement, m'élance dans l'escalier. Des générations de semelles ont usé le tapis jusqu'à la corde, il s'est déchiré par endroits ; je m'y prends les pieds et dévale une volée de marches tête la première. Crac fait le cou : mort. Eh ! il me restait quatre cents secondes au bas mot !

Je plaisante... Je me relève. Les fémurs me chatouillent les sinus, j'éternue une ou deux fois et reprends la course. Je bouscule l'idiot du premier, piétine le cocker du 6ème retour de sa promenade - il manque me faire trébucher une seconde fois, le con. La porte sur rue s'ouvre avec fracas. Voyez-vous l'affolé qui en jaillit d'un bond ? C'est moi...

Un taxi me renverse. Je saute dedans. 

Nous évitons de justesse un claquement de mâchoire du Lion de Belfort qui nous balaie d'un coup de patte. Il y a bien du courant d'air par ici... Je lève le nez : la voiture se démantibule, le toit s'est volatilisé, pris sans doute dans les griffes de la bête.

L'orage menaçait. La foudre m'atteint. Je m'y agrippe et vole.

C'est tout de même un peu chaud. Je n'y tiens plus et lâche au-dessus de la tour Eiffel. La main cramée, mal au derrière. Un toboggan de trois cents mètres, qui dit mieux ? La Grande m'envoie glisser sous le pont de l'Alma. Salut le zouave, permettez que je m'accroche à vos guêtres pour m'extirper du fleuve ? Allez, soyez sympa... Hé ! calmez-vous ! (Combien de coups de pied recevrai-je dans cette histoire ?) Et nous voilà repartis dans les nuages jusqu'à l'Etoile. Gooooal !

Je jouerais bien les arrêts de jeu mais mon corps ne répond plus. Le mental suit pourtant. On m'évacue sur une civière. Au cimetière de Montmartre ? Ah ! non alors, je proteste, ce n'est pas l'heure encore. Deux cents secondes environ, de grâce ! L'ambulance a manqué son virage : hydroglissade sur le canal et direct à Saint-Louis.

Le Quadrilatère est fermé au public. C'est scandaleux ! je fais demi-tour bouillant de colère. Le volte-face me bascule cul par-dessus tête dans l'écluse. À l'aide : comment distinguer le haut du bas ? l'eau de l'air ? Je me débats parmi des bulles par milliers, chacune diffracte à l'infini les rayons d'un soleil de fin d'après-midi. Je nage dans l'or du monde et d'un coup de talon sur quelque impossible bord, prenant appui sur un ou deux cadavres pris entre deux eaux, je refais surface sous le temple de la Sibylle au milieu du lac des Buttes-Chaumont. Il n'y a qu'à Paris qu'on voit des choses pareilles... Hein l'oiseau ? Il acquiesce et ricane. Il plane au ras de l'eau, je sens le souffle de ses ailes battre mon visage et ses serres me déchiquettent les épaules.

Survol de la République (ce qu'il en reste, merci...), du Louvre et de son prisme bizarre. Pas si souvent qu'on peut l'envisager sous cet angle... Où me mène ce rapace, le charognard ? S'il a un but, il ne m'apparaît pas clairement : un coup d'aile à droite, un coup d'aile à gauche, j'en ai ras-le-bal de me faire ballotter. Allez, quoi ! pas que ça à faire. L'étau enfin se relâche au-dessus des serres du Luxembourg. Tous les diables ! un tintamarre de verre cassé dont les débris s'incrustent dans le peu de chair qui me reste. Ouh la la ! J'en oublie de humer au passage le parfum de ces fleurs tropicales. 

Enivré de douleur, avide de beauté, je cours comme un dératé. Je ne sais plus où trouver mon souffle. Je cours en tous sens, vers l'horizon qui s'approche, verticalement sur les murs. Paf ! 500 secondes et trente-six chandelles. Ma paupière s'alourdit, dernière image du monde : je les reconnais, ce trottoir, cette façade... Je suis en bas de chez moi. J'ai dû confondre la fenêtre et la porte. Ma voisine trouvera au matin les billets sur le palier. Quelle chance ! Elle qui n'a jamais gagné un sou au Keno ! En attendant mes organes font des arabesques, un bien joli dessin d'enfant sur le pavé. Je suis tombé longtemps mais d'un vol éperdu.

... 2, 1.

Même pas mal.

mercredi 4 mars 2009

"Le Mépris" - Jean-Luc Godard

"Le Mépris m’apparaît comme l’histoire de naufragés du monde occidental, de rescapés du naufrage de la modernité qui abordent un jour, à l’image des héros de Jules Verne et Robert Louis Stevenson sur une île déserte et mystérieuse, dont le mystère est inexorablement l’absence de mystère, c’est-à-dire la vérité..." Et si vous ne comprenez rien à ces mystères qui n'en sont pas mais en sont tout de même, ne paniquez pas : Dieu merci, Godard a toujours mieux filmé qu'il n'a écrit.

Le langage propre à l'image suffit à exprimer bien des choses. Si l'image double le discours, elle l'alourdit ; si elle l'accompagne avec élégance et discrétion, elle lui offre la spiritualité de sa profondeur de champ. Tout est dans la mesure : montrer sans démontrer, et l'image dira toujours davantage que ce qu'on dira d'elle.

Dans "Le Mépris", outre de l'affrontement direct entre Camille (Bardot) et Paul (Piccoli), c'est de l'image que naissent les scissions. Cela se joue d'abord dans les couleurs : rouge, bleu, jaune, truchements de toutes les oppositions. Cela se joue dans la symétrie : la perspective de l'escalier de la Villa Malaparte, ou dans une salle de cinéma les personnages assis de part et d'autre de la travée centrale. Cela se joue dans le cadrage, avec dans un même plan Paul et Camille qui se tiennent dans des pièces différentes, qui dialoguent à travers portes et couloirs cachés au spectateur - deux personnages murés, découpés suivant les pointillés. Et ces symétries diffusent dans un jeu de traversée des miroirs (le cinéma !), à l'instar de cette porte à laquelle la vitre manque et que Paul ouvre et traverse à la fois.

Même sans ces statues grecques, on avait compris comme un principe tragique prend ces destins en main. On se déchire d'ailleurs sous des formes compliquées dans cette histoire. Parmi les personnages principaux, hormis celui de l'assistante polyglotte qui sert de trait d'union entre tous, deux couples se font face : Fritz Lang et Camille d'un côté, Paul et le producteur Prokosch de l'autre. Dans la salle d'un cinéma qui programme Voyage en Italie, les places choisies par les protagonistes marquent leurs camps respectifs. Deux conceptions s'affrontent : celle d'une intégrité amoureuse ou artistique sans concession, contre l'inconsistance et le mercantilisme vulgaire ; d'un côté l'attachement au sentiment, au sens, à la culture, et une forme alors émergente de cinéma, de l'autre l'argent et les compromissions qu'il suppose. Le film est pétri de ces mouvements contraires et tandis qu'à l'origine Ulysse, irrémédiablement, retourne à sa Pénélope, ce piteux monde vole en éclats. Oh ! rien ne sert de pleurer, il en restera toujours le meilleur. Au mieux Lang achèvera son film ; au pire, on entendra un souffle silencieux courir encore sur la mer.



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Dans un film léger et profond, la dernière séquence offre un magnifique contre-exemple de son esprit, un détail dont l'absurdité, quand on s'y attache, prête à rire. Lorsque Lang évoque "le premier regard d'Ulysse quand il revoit sa patrie", Paul ne peut s'empêcher d'appuyer : c'est d'Ithaque qu'on parle. Fallait-il préciser ? Eh ! oui, il aurait été dommage de s'y tromper, quand quelques uns soupçonnent vaguement qu'Ulysse avait par sa mère des origines ardéchoises...