lundi 21 janvier 2008

Bouh !

À mille lieues du lyrisme dantesque de Raphaël, j'ai en ce moment par bouffées des envies de prosaïsme. Selon le Petit Robert, l'adjectif dantesque signifie : "qui a le caractère sombre et sublime de l'oeuvre de Dante". Sombre et sublime : un alléchant programme, mais le sombre suffit à me rassasier les jours où le sublime m'assomme.

S. m'a prêté il y a longtemps pour décorer mon bureau une reproduction du tableau de Delacroix dans lequel on voit Dante et Virgile traverser le Styx. L'image est toujours là, punaisée au mur. Au début, mes collègues s'en inquiétaient : on préfère en général les jolies fleurs, la douceur d'une campagne mauve - et si sur les posters les mers se déchaînent, elles ne ballottent pas ce genre de poiscaille. Apparemment, de l'avis commun, Delacroix n'est pas très Feng Shui.

Cette reproduction, maintenant, mes collègues ne la remarquent plus. J'ai donc droit à ma petite dose quotidienne de sublime rien que pour moi dès que je pénètre dans mon bureau. Les tristes diront qu'il manque la pâte de l'original. À défaut, je m'en contente. Une photo d'orchidée ne coûte pas grand chose ; Delacroix... si. Sauf le premier dimanche de chaque mois, naturellement.

Cependant, malgré l'ample mouvement circulaire suggéré par cette peinture, toute image est par définition statique et j'en viens au fait : j'ai parfois envie de sombre pas sublime, de sombre qui bouge, et j'adore les films d'épouvante...

J'ai longtemps eu un faible pour les films d'épouvante en provenance du Japon. Le genre semble s'y essouffler et depuis The Grudge, de Takashi Shimizu, l'inspiration dans l'horrifique s'émousse chez les nippons.

Dans ce genre prétendu mineur, Kaïro, de Kiyoshi Kurosawa, est un chef d'oeuvre. Avec le temps et les visionnages multiples, on apprécie la force et la richesse de ce film. Le scénario rassemble deux éléments fondamentaux du cinéma asiatique en général : l'absence de démonstration, et l'imprécision entre étrangeté et quotidienneté. Les vues d'un Tokyo apocalyptique, antérieures à celles du Londres déserté de 28 jours plus tard, sont à couper le souffle. Les apparitions de spectres relèvent de la chorégraphie, techniquement impeccables. Elles font écho à l'imagerie traditionnelle japonaise (femmes aux longs cheveux noirs flottant tout autour d'elles), mais la dépasse en y mêlant des éléments très contemporains : le halo noir autour d'un spectre, au lieu d'une chevelure, peut devenir un vulgaire sac en plastique, dont une tête, qu'on ne verra pas, n'en finit pas de se libérer.

On a tout à fait le droit de n'y rien comprendre : tel que raconté ici, il ne s'agit pas du film dont je parle. On peut se contenter de relever les clichés, la bande d'ados boutonneux qui s'entraident pour survivre - énorme lieu commun du genre - mais le climat d'angoisse fonctionne à merveille. La psychologie des personnages se délite en même temps que les corps. D'après le réalisateur, ces jeunes gens représentent une génération qui se dissout, au sens propre, dans la technologie. Son propos est d'ailleurs assez subtil : internet comme vecteur de mort - cela donne à réfléchir... si on en a envie.

Ici, le récit s'établit sur un mode linéaire, avec un rythme crescendo hypnotique. Souvent, j'apprécie au contraire chez les cinéastes japonais, tous genres confondus, leur sens de l'ellipse, les soudaines fractures du récit, comme on en trouve chez Mizoguchi.

Hier, j'avais donc envie de sombre prosaïque en mouvement. N'y tenant plus, je suis entré dans la Chambre 1408. Comme le personnage, incroyablement mal interprété par l'insipide Cusack, j'étais curieux de voir ce qu'on y trouvait. Vous voulez savoir ? Ce n'est pas un scoop, c'est écrit  : l'ennui.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Il est possible que K. Kurosawa se soit inspiré pour l'image de la représentation et la "mythologie" des yokaï (esprits qui prennent diverses formes, qui peuvent aussi habiter des objets, ont des rôles variés (le spectre de la femme aux cheveux flottants est une des formes, avec diverses légendes) ; c'est drôlement intéressant, les yokaï. au Musée Guimet on peut voir une bande qui en représente. Il y a eu une expo début 2006 à la Maison du Japon, peut-être le catalogue est-il toujours dispo, le minisite de l'expo est visible là :

http://www.mcjp.asso.fr/psept2005/expo/yokai/yokai.html

(passer la souris sur les icônes à gauche et cliquer pour entrer dans les rubriques).

En parlant de cercle... J'ai beaucoup aimé Ring (Nakata, pas le Verbinski) mentionné d'ailleurs sur le site que tu mets en lien), et le cycle romanesque (Koji Suzuki, Ring, La Boucle, Double Hélice --il a écrit ensuite Ring Zero -ça se dévore, j'adore !). Je ne raconte pas, au cas où tu n'as pas lu ni vu. Je pense que la thématique a pu inspirer K. Kurosawa.
(Dark Water (même romancier, et toujours Nakata, aussi sur le site que tu lies) est vraiment bien aussi, tu te le regardes vers 2h du matin, et après tu n'oses même plus ouvrir le robinet de la salle de bains...)

En ne parlant pas de cercle...Un film de terreur qui m'a vraiment efficacement horrifiée, c'est Cube. Je ne sais pas si c'est un film sublime, ça m'a tellement angoissée que je n'ai pas eu de place pour d'autre perception ! Un vrai enfer, Dante au carré.

Insipide, John Cusack ? what ? Et The Grifters, avec la sublime Annette Bening et la dantesque Anjelica Huston, hmm ?

Patrick a dit…

Oui Flo, c'est bien à la forme du spectre féminin des yokaï que je faisais allusion ! Ces images reviennet souvent dans les films du genre. Merci pour le lien.
Ring, Dark Water, etc., font bien désormais partie des classiques - mais je trouve qu'il y a dans le Kiyoshi Kurosawa une profondeur particulière.
Cube m'avait bien impressionné aussi - j'avais aimé dans ce film l'absence de démonstration , le côté pas du tout explicatif du scénario...
Quant à Cusack... benh non, j'accroche pas. Pas vu the Grifters, mais s'il lui faut Annette Benning pour qu'il fasse mine de s'intéresser à son métier, franchement, c'est trop facile ! ;-)

David a dit…

Je suis du même avis que toi concernant Kaïro. Ce film a quelque chose de "plus" qui le rend à la fois atypique et hypnotique. Plus je le revois, plus je je le trouve extraordinaire. Et les dialogues... à croire que chaque phrase pourrait faire l'objet de dissertation. D'ailleurs, une phrase de ce film m'a beaucoup marqué pour en avoir fait les frais : elle est site par le vieux jardinier sur son toit et dit en gros : "les mots faits pour consoler les gens sont toujours mal interprétés. Le vrai courage dans ce genre de situation est de se taire..." J'aurais du l'écouter...

Pour moi, c'est un film social de grande envergure. Et l'aspect horreur picturale est très aboutie. Un grand moment de cinéma.