lundi 31 mars 2008

Déjeuner pascal (3)

Assis dans le train, vous maudissez votre capacité d'anticipation. Vous connaissez par cœur le déroulement des heures qui vont suivre et concevez parfaitement l'état dans lequel elles vous laisseront. La perspective vous mine, davantage que l'inconfort du siège ou l'absence de toilettes dans la rame. En plus de vous être levé tôt, le dénombrement des dernières fois, la mémoire des flaques en quoi ces épisodes vous transformèrent et l'assurance d'un infaillible recommencement vous éreintent. Si vous vous faisiez l'effet d'être un homme au départ de Paris, c'est un troll qu'on récupère à la gare, haletant, épuisé déjà, et qui remue beaucoup pour, à l'abord, faire bonne figure.

A l'apéritif, vous tendez votre verre plus souvent qu'à votre tour. 

Une fois la table dressée, vous vous étonnez de ce que parmi les couverts des enfants disposés à l'écart, votre place ne soit pas comptée. Pourtant, il vous semblerait naturel de vous asseoir sur le tabouret, entre la Miss de 3 ans et son cousin, de vous chamailler avec lui s'il refuse de prêter sa gameboy, de tirer discrètement les couettes de la petite pour éprouver leur résistance en traction et de chiper à tous deux les surprises de leurs Kinder. 

La table des "grands" vous accueille. La conversation s'ébroue : dans l'alacrité des retrouvailles, on sort ses plus beaux rires et ses meilleures plaisanteries, on propose une mise à jour des blagues sur les blondes. Chacun y va de son histoire. Vous n'en connaissez pas. Quelle importance ? Cantonnez-vous au rôle qu'on vous a toujours connu, celui du taiseux, gentil, un peu froid, un peu trop intellectuel aussi. Et pendant que l'aîné des neveux file terminer le roman qu'il écrit pour ses amis, que vous aimeriez l'entendre vous lire, vous savez qu'on ne vous passerait pas ce qu'on tolère de sa part, et qu'on ne vous autoriserait pas à quitter la table, même du bout des lèvres, même avec la mine dépitée de ceux que votre incapacité à tenir en place chagrine démesurément, avant que vous n'ayez ingurgité une bonne ration de gigot et deux ou trois parts de gâteau.


D'où a fusé la remarque ? Vous tenez un blog ? Mais comment !? Madame Mère fronce le sourcil : entrer en contact avec des étrangers ne peut susciter que des problèmes. Monsieur Père s'en fout, il n'a jamais cliqué sur le lien que vous avez envoyé. Qu'espériez-vous ? D'un merveilleux outil d'expression, vous vous leurriez d'envisager de faire une porte ouverte pour vos proches sur un pan de vos préoccupations. S'ils se désintéressent d'internet, ils n'y viendront pas juste pour vous. Personne ne les en blâme, votre blog n'est pas une manière d'organiser leurs vies.

Entre poire et fromage, l'Ami commet la gaffe : un problème avec l'appartement ? avec la livraison de la table ? avec le canapé ? encore enrhumé ? encore la diarrhée ? encore morfondu ? Vous êtes incorrigible. Ainsi, même dans l'aménagement de votre espace, au plus profond de vous-même, jusque dans l'intimité de votre corps, votre idiotie vous perdra. Voilà pourquoi vous préférez taire, comme vous avez caché pendant quinze ans à vos parents que vous fumiez, tout ce qui pourrait ternir votre image. Ternir quoi ? Aux yeux de qui ? Il n'est pas nécessaire qu'elle soit dite pour percevoir la désapprobation.



Au dessert, Monsieur Père se met à parler politique. Aïe. C'est à vous qu'il s'adresse. Débiter deux ou trois banalités, prendre une mine contrite et convaincue. Vous n'êtes pas dans les petits papiers du ministre : que la honte, une bonne fois, s'abatte sur votre tête ! Au moins, Monsieur Père paraît renoncer à vous demander pourquoi un camarade a décroché une promotion et pas vous. D'ailleurs, à cela, vous n'oseriez répondre la cruelle vérité : vous n'en avez rien à foutre... Non, de telles horreurs ne se conçoivent pas. Il faudrait tourner les choses autrement : parce qu'un tel a intrigué ; parce que vous êtes en formation interne depuis 4 ans et que votre productivité s'en ressent ; qu'aussi bien le choix de votre personne pour cette formation dénote l'espoir à long terme que la hiérarchie investit sur votre tête mais que les conséquences n'en émergeront pas avant la prochaine décennie ; parce que, par ailleurs, les constantes de temps, dans votre métier, ne relèvent pas des mêmes échelles que dans l'industrie productive ; et même si votre avancement reste proche de la moyenne, il demeure honorable ; parce qu'honorable, c'est bien suffisant (hein ? c'est suffisant, dis ?) ; et parce que, parce que... Aucun argument ne l'emportera. Pendant que vous vous englueriez dans les excuses et les balbutiements, vous tenaillerait la certitude qu'avoir fait de votre mieux ne sert à rien, car en tout il s'agit de se montrer le meilleur. 

Pourtant, qui a jamais exprimé la chose ? Même le couteau sous la gorge, sensation que vous jugeriez à l'instant rafraîchissante, vous ne sauriez affirmer que cet impératif d'excellence vous ait été infligé d'en haut, comme un trait particulier de l'éducation que vous avez reçue, ou que vous vous le soyez seul posé à vous-même, par l'effet d'un naturel obsessionnel et névrotique.

En attendant, se justifier est inutile ; il faut malgré tout s'y appliquer, par une absurdité impérieuse ! Et que vous tâchiez d'y exceller effectivement ou que vous vous imaginiez le faire, vous suez sous l'effort, sous le poids de tous les mots qui vous traversent l'esprit. Vous déclinez au passage l'offre d'un pousse-café, horrifié d'avoir dépassé depuis longtemps les limites de la modération. 

La promenade postprandiale vous autorise à laisser Madame Mère et Madame Soeur, peu enclines aux balades, à leurs étincelles. Elles s'évitent ou se cherchent, selon les mouvements inopinés de l'énervement qu'elles éprouvent en la présence l'une de l'autre. Leur exaspération, la plupart du temps contenue, crispante autant pour leur entourage que pour elles, n'explose, hélas, qu'en de rares orages salvateurs une fois par an. Si la société de chacune s'avère parfois possible, il vaut mieux diluer dans une foule celle de leurs deux personnes réunies et proposer toutes sortes de diversions à leurs duels. Qu'est-ce qu'une famille ? Quels liens la soudent ? Je suppose qu'on y trouve bien d'autres choses qu'une délectation ravie dans la fréquentation de ses membres, et tous les degrés séparant l'obligation de l'inclination.

Enfin, pour se quitter, on échangera quelques baisers circonspects. Quand on vivait ensemble, on ne s'embrassait pas. L'affection ne passait pas par ces petites attentions quotidiennes : l'affection va de soi, inutile d'en faire des démonstrations. Ainsi, le contact physique ne s'imposait pas. D'où en vient la nécessité, alors que chacun vit dorénavant de son côté, surtout à l'heure des adieux, entre deux promesses de se téléphoner, pendant les dernières secondes du rituel, quand tout le monde encore là paraît déjà si loin ?

Dans une semaine ou deux, vous en serez remis. Vous reprenez toujours le dessus, un "dessus" qu'on vous dérobe, que vous reprenez encore. Il n'y paraîtra plus. Ces épisodes sèchent lentement mais ne laissent aucune trace, du moins vous en persuadez-vous. Un jour peut-être réaliserez-vous qu'en leur succession ils sédimentent quelque chose qu'on nommerait difficilement, par strates infimes, chaque fois à peine perceptibles, un sentiment vague, sournoisement enfoui, délétère comme une eau croupie dans laquelle on reviendrait se baigner, insidieux par sa construction sporadique mais concret, désastreux, et qui s'apparenterait, dans sa forme et dans ses conséquences, faute d'autre expression, faute de pouvoir en saisir les subtilités infinies, à une manière de détestation de soi.

jeudi 27 mars 2008

Déjeuner pascal (2)

Celui qui m'a fait lire ce texte s'y reconnaissait, un homme de cette espèce, écœuré par l'odeur de tous les réfectoires où il avait usé ses fonds de culotte. Comme les chiens, évoqués par l'auteur, qui ont décidé de se soustraire à l'autorité des maîtres, il errait avec en gueule l'extrémité de sa propre laisse. La société de ces bêtes n'est pas d'un grand repos : ils ont tout lu, tout expérimenté, et se livrent à une guerre sans cesse renouvelée contre les idées reçues. Soutenir leur conversation relève de la gageure. On n'ose plus répondre au brio et malgré leur sollicitude, ils nous renvoient à notre inconsistance. Dans la boulimie de cet homme, plutôt qu'un appétit de l'existence, j'ai toutefois décelé un besoin de se rappeler chaque jour une liberté chèrement acquise. A la longue, ça use.

D'abord se débarrasser de la peur. Tel serait le préalable à toute existence digne de ce nom. Ouais : plus facile à dire qu'à faire, et contrairement au loup de la fable, contrairement à ces chiens sauvages qui rechignent devant "la plus appétissante pâtée", je ne me résous pas toujours à me cabrer devant la facilité. Constater que la force nous manque à tant de hardiesse, est-ce se complaire dans la médiocrité ? Je m'illusionne peut-être à croire légitime de préférer pour soi certaines chaînes, sans perdre une forme de lucidité sur le choix de ses asservissements. Je n'ai donc pas fait miennes toutes ses leçons terribles. Les anticorps qu'il avait élaborés contre la demi-mesure auront, au bout du compte, pris pour cible ma demi-paresse. Reste ma satisfaction d'avoir sondé un cœur si fier, même s'il me porte dorénavant à la liste de ses échecs.


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Au lieu de s'échiner à traduire une odeur en mots, tâche d'emblée impossible, Alain en évoque la survivance à travers une attitude mentale. Ou plutôt : d'une position devant l'autorité, il remonte le fil des résurgences avec à l'esprit l'idée d'un dégoût originel. Pourtant, cette odeur concrète, de quoi se compose-t-elle ? J'ai l'impression d'en percevoir des relents dans certains pu-er : "eau grasse" du bouillon, un mélange de légumes recuits, de détergent industriel, et le parfum de l'excitation, les effluves des corps assemblés en un lieu pour le rituel. Je n'envisage pas d'y trouver le moindre attrait autre que nostalgique de ces instants. Ni bonne, ni mauvaise, l'odeur en pratique séduira par sa complexité et les évocations qu'elle suscite davantage que pour elle-même. Chacun ses réfectoires, et leurs odeurs : où sont les miens ?

J'ai longtemps échappé à la nourriture des collectivités. J'ai déjeuné à la maison jusqu'au collège. Dans mon jeune âge, j'enviais ceux qui restaient dans l'établissement l'espace de ces quatre-vingt-dix minutes. La cantine, où je ne pénétrais jamais, accueillait un prolongement des jeux de la cour dont je me sentais exclu. Ensuite, passé quinze ans, la capacité de révolte s'émousse sérieusement. Au lycée, les repas du self, vite engloutis, étaient l'occasion de cancaner sur les professeurs, de former les couples et, en dernière extrémité, de confronter nos vues sur la dissertation de philo ; la belle innocence de ceux qu'on a soumis à l'ordre social ! Ainsi je conçois le texte d'Alain plus que je ne le comprends. Enfin, je ne vois rien de comparable entre mes écoles et les internats d'un autre siècle : la notion d'autorité aura beaucoup fluctué entre-temps et annihiler le pouvoir contre lequel l'exercer aura tué dans l'œuf, plus efficacement que le martinet, toute velléité de rébellion.

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Alors s'il est des moments où l'odeur de réfectoire me saisit et me bouleverse ; si malgré mon manque de pratique de ces lieux, une mélancolie comparable à celle que je relève dans le texte d'Alain et dans la Gavotte de Rameau arriverait à me faire regimber par un écœurement plus tranquille ; si je me sens rétif aux souvenirs, pour l'état dans lequel je les vois trop aisément me replonger et pour leurs échos détestables dans ce que je suis au présent ; ce serait, paradoxalement, dans la lenteur, dans l'éternel retour vers les familles, qui, avec une régularité d'horloge et sans qu'on leur oppose de résistance, ponctuent nos vies de leurs repas nécessaires. 

mercredi 26 mars 2008

Déjeuner pascal (1)

Je me souviens d'un texte d'Alain décrivant une odeur particulière de réfectoire. Je ne parle pas du cousin de mon beau-frère - quoique cet Alain s'avérerait aussi, avec la pratique, d'une compagnie tolérable. Non : je veux parler du philosophe, qui cacha derrière ce pseudonyme un prénom suranné continué d'un patronyme évoquant une activité de basse classe. J'ignore s'il s'en justifia mais de la part d'un homme de mots, je comprends ce choix : on n'entendra personne "jurer comme un Alain ".

Je ne crois pas avoir lu, outre ce texte, une ligne de lui. Et je m'étonne en passant de ce que, comme certains groupes de heavy metal produisirent les plus déchirantes ballades, des personnes accoutumées au maniement d'une certaine forme de pensée structurante se montrent capables, avec sensibilité, d'une telle force d'évocation.

S'il me fallait en proposer une illustration musicale, je songerais à la Gavotte, six fois doublée, de la Suite en La de Rameau. Une interprétation articulée met en valeur le caractère ludique des variations, sans effacer, pour l'écoute que j'en ai, la mélancolie inhérente au thème. Dans les arpèges de certains doubles, j'entends un vent changeant d'octobre qui balaie les feuilles mortes par-dessus la cour déserte de l'école.



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"Il y a une odeur de réfectoire, et on retrouve la même dans tous les réfectoires. Que ce soient des Chartreux qui y mangent, ou des séminaristes, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours son odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. Si vous n'avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner l'idée ; on ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi, cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.

Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n'avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n'avez pas été prisonnier de l'ordre et ennemi des lois dès vos premières années. Depuis, vous vous êtes montré bon citoyen, bon contribuable, bon époux, bon père ; vous avez appris peu à peu à subir l'action des forces sociales ; jusque dans le gendarme, vous avez reconnu un ami ; car la vie de famille vous a appris à faire de nécessité plaisir.

Mais ceux qui ont connu l'odeur de réfectoire, vous n'en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin ils l'ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme des chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n'aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ; car tout cela sent le réfectoire.

Et cette maladie de l'odorat passera tous les ans par une crise, justement à l'époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent dans leur vitrine des livres classiques et des sacs d'écolier."

Alain, 11 octobre 1907 (in Propos sur les pouvoirs, du moins je crois...)

Bloody blog

N'oubliez pas que si ce blog vous porte sur les nerfs, vous avez toujours la possibilité de cliquer ...

mardi 25 mars 2008

"En Forme de poire" - Benoît Lemennais

Un court métrage d'une quinzaine de minutes, inspiré de Satie, visible ici.
Un clin d'œil plus qu'un coup de cœur. Il est en revanche absolument nécessaire de zapper les quelques minutes d'introduction commises par un présentateur crispant. Déplacez un peu le curseur : le film commence après 3'30 d'émission...

vendredi 21 mars 2008

Toucher le fond

J'assistais hier à une représentation du Parsifal mis en scène par Warlikowski. S'il existait un spectacle à même de me détourner pour toujours des productions de cette boutique, ce pourrait être celui-ci. Que dire de certains qui, en réaction aux critiques, taxent de conservatisme et d'imbécillité le public - pauvre public qui se contente de manifester, avec les moyens dont il dispose, son refus ? Certains débats me fascinent par leur abjection.

Passons sur les références au 2001 de Kubrick. Qui prétendra détenir la clé de ce film ? Pour moi, 2001 raconte, de manière époustouflante, le périple d'un homme ballotté dans l'espace, victorieux d'un ordinateur un peu bizarre et qui par hasard se retrouve enfermé dans une ellipse spatio-temporelle. Quel rapport avec Parsifal ? Aucun. Le monolithe est-il un autre graal ? La forme n'y fait pas songer, et on pourrait s'attacher à interroger les symboles inhérents à l'œuvre qu'on propose plutôt que de lorgner sur ceux du voisin.

Passons sur les images d'Allemagne Année Zéro. L'enfant du film de Rossellini y apparaît comme le petit frère de celui qu'on voit sur scène, au deuxième acte dans un costume marin façon "Mort à Venise", dessinant des figures dans son cahier au premier acte et cultivant des légumes au troisième. Est-ce l'image d'une innocence désespérée ? Serait-ce le double de Parsifal (quel contresens !) ou une quelconque figure christique ? Le choix de cette séquence ne se justifie pas. J'en garderai en revanche le meilleur souvenir, grâce aux réactions d'un public peu éclairé par ces vessies.

Quant au recours aux années 20 et à son Art Déco pour exprimer l'idée d'une décadence, il commence à relever du lieu commun. Plus que dérangeante, la séquence des filles-fleurs, à ce titre, me paraît bien falote. Ajoutez à cela l'effeuillage d'un ténor immonde et me voilà affligé.

Au moins, la référence explicite au religieux et aux objets du culte chrétien, qui pourrait effrayer de nos jours, n'est pas éludée. Mais que les brancards en guise d'autel devant l'amphithéâtre confèrent à l'eucharistie l'esthétique d'une salle de dissection : c'est laid. Que les chevaliers du Graal se baladent en pulls jacquard empruntés aux Deschiens : c'est grotesque. Que deux choux et trois poireaux comme symbole de Nature suscitent l'émerveillement chez Gurnemanz : c'est me prendre pour un con.

Avec un peu d'effort, j'accepterais l'abstrus s'il ne m'était pas jeté au visage avec mépris. On touche là ce que cette production arbore de plus explicitement repoussant : Warlikowski se croit plus intelligent que Wagner. A citer hors de propos, dresser des parallèles (et les parallèles, par définition, ne se recoupent pas), à faire se répondre les œuvres, il n'en fait parler aucune. Alors, au lieu de proposer sa vision éclairante d'un livret touffu, parfois ambigu, il l'alourdit par des références plus confuses encore. Il semble que les passerelles, aussi artificielles soient-elles, qu'ils jettent à tort et à travers entre les œuvres l'intéressent davantage que chaque pièce individuellement. C'est se placer au-dessus de l'Histoire et de tous les arts.
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Reste la musique, qui nous sauvera, peut-être...

mardi 18 mars 2008

La mélancolie

De fil en aiguille, on mesure l'immensité de la blogosphère. J'ai passé la soirée d'hier à naviguer dans l'hypertexte, parmi les liens amicaux affichés par tel ou tel. Certains m'agacent, pour quantité de pépites amassées que je voudrais conserver toutes dans la bourriche de mes signets. Mais quel titan pratiquerait au quotidien tous les blogs qui présentent un intérêt ? Il faut choisir. Selon quelles lois, quels critères ? Affaire de fantaisie.

J'ai glissé dans ma besace un petit instrument plein de tempérament. Son inventeur (d'accord, je n'ai pas lu Ceronetti...), comme le chat de sa page qu'on l'imagine avoir choisi comme avatar, écarquille derrière son lorgnon un œil éberlué sur le monde. L'occasion pour lui de tirer des portraits acides, bien sentis. Le choix des illustrations fait preuve d'une certaine originalité - quoique celle du billet d'hier ne m'enthousiasme pas. Pour le seul titre de ce blog, j'en conseillerais la visite. Comment appelle-t-on cette figure de rhétorique qui appose à l'instrument lui-même un qualificatif de l'humeur dans laquelle nous plonge son emploi ? Le raccourci donne du contraste à l'image. On pourrait évoquer nos théières extatiques, la cérébralité du sheng en son grand âge, quelques glaises trop inquiètes...

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Et comme les humeurs, d'un blog à l'autre, se répondent ! L'image du couloir (couloir de lycée déroulant sa succession de salles de classe, couloir obscur d'un appartement au bout duquel mourait mon arrière-grand-mère) a éveillé chez Calyste des souvenirs d'autres couloirs de douleur.

Si je reviens quotidiennement contempler son Potomac, c'est parce qu'il émeut. Ses rapides sont d'un fleuve libre, jetant chaque jour une eau neuve entre ses rives ; en s'élargissant, celles-ci endiguent dans ses méandres un cours plus ample, plus étale, une endophasie dans laquelle se mirer. J'aime aussi une certaine façon d'exprimer simplement la douleur quand elle survient. Pour ma part, on m'aura longtemps dispensé de ces souffrances incommensurables ; certaines affres ne m'auront affligé que par ouï-dire, en quelque sorte. Cela n'ôte rien à mes chagrins mais les qualifie plus précisément. Et à la faveur de l'obstacle, un rocher, un dénivelé : schplaf ! la cascade repart avec une force et une gaieté décuplées.

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Ce matin, la lumière affluait par la fenêtre de ma salle de bains et j'ai pris ma douche au soleil. Depuis l'immeuble d'en face, des voisins pourraient se scandaliser. J'aime trop ces rayons matinaux pour les occulter par des stores. (Et j'exagère, on ne m'aperçoit pas totalement... ceux du dernier étage, peut-être... en grimpant sur une chaise...) Pourtant ce plaisir a son revers, quand il faut se botter doublement le cul pour affronter la rue, attraper un bus étouffant, se reconnaître dans la lassitude d'autrui, se savoir si semblable et endurer sa part du croque monstre show quotidien. C'est par l'effet d'une mélancolie de cette nature que mon ardeur risque chaque matin de retomber comme une crêpe.

dimanche 16 mars 2008

Le pot

Depuis peu, une chaîne s'est créée de blog en blog, de ces chaînes qui vous pressent d'effectuer quelque chose, et spécifient d'inviter ensuite un certain nombre de connaissances à faire de même. Le principe en existait déjà quand j'étais môme et utilisait la voie postale, il a plus tard inspiré les spams. Il s'agit cette fois de proposer aux blogeurs de lister dans un article six détails insignifiants les concernant. L'exposé de ces broutilles est l'occasion de posts et de commentaires assez drôles.

J'essayais d'imaginer quelles bêtises je pourrais raconter au besoin, et une anecdote, sans importance mais que je me remémore parfois, m'a frappé par sa pertinence, précisément pour sa totale inanité.

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Dans les années 70, mon grand-père maternel était conseiller principal d'éducation dans un lycée d'Aix-en-Provence. Mes tentatives pour retrouver le lycée en question sont restées infructueuses. Je me souviens en revanche que les arbres de la cour (des platanes ? mais je confonds peut-être avec ceux du cour Mirabeau) me paraissaient toucher le ciel.
 
Mon grand-père et sa famille jouissaient d'un appartement de fonction dans l'enceinte du lycée, un appartement tout en couloirs, au dernier étage du bâtiment. En haut de l'escalier, la porte d'entrée se distinguait à peine de celles des salles de classe. Je crois n'y être allé qu'un seul été ; on passait généralement les congés chez mes grands-parents paternels sur le bassin d'Arcachon. Cette fois, l'ironie de passer mes vacances dans un établissement scolaire ne m'effleurait pas. Et si je me souviens de m'être étonné des graffitis gravés dans les tables, quand celles de mon école maternelle affichaient une surface lisse et parfaite, je n'ai pas beaucoup joué dans ces salles dont la destination ne m'apparaissait que confusément. En revanche, j'aimais le gymnase et son odeur de poussière. Je m'y amusais avec les cordes. Contrairement à mon frère, je n'étais pas assez agile pour en grimper le long. Un noeud les terminait, assez gros pour que je m'y assoie la corde entre les cuisses, et je me balançais.

Je dormais par terre sur un matelas près du lit de mon frère. Une nuit, réveillé par une envie pressante, je traversai silencieusement des décamètres de couloirs jusqu'aux toilettes. Je connaissais le chemin et le parcourus sans peine. En revanche, une fois la porte poussée, je constatai que l'interrupteur était placé trop haut contre le chambranle et je ne pouvais pas l'atteindre. Panique !

Le jour, j'avais passé de longs moments dans cette pièce. Étrangement, quand on s'y asseyait, on se retrouvait face à un calendrier de mon année de naissance, à hauteur de visage contre le mur opposé. J'y avais découvert que le 1er mars 1974 était un vendredi et cela m'avait plongé dans une certaine affliction. J'aurais cent fois préféré naître un mercredi, le jour des enfants, celui de mes émissions préférées à la télévision. Maintenant, j'attends le vendredi toute la semaine pour me réjouir de la voir se terminer. Cela ne me ressemblait pas, de gâcher par mon arrivée impromptue le week-end de mes parents ; par délicatesse, j'aurais pu attendre le lundi. Quel âge avais-je l'année des vacances à Aix ? Mon grand-père mourut en 1981, suivant d'un an environ sa mère dans le caveau : mettons que j'en avais quatre, du moins que je n'étais pas bien grand.

Cette nuit-là, l'angoisse de ne pouvoir allumer la lumière me suffoquait, je ne distinguais même pas la petite fenêtre aux carreaux dépolis qui surplombait la cuvette, ni le radiateur en fonte sur lequel était posé le calendrier en carton. Il faisait noir, je ne voyais plus comment me tirer d'affaire, et je réveillai par mes pleurs la vieille dame aveugle de la chambre d'en face.

Nous lui avions rendu visite une seule fois à notre arrivée. Sans lui dire notre nom, nous lui avions donné notre poignet à tâter, pour qu'elle nous identifie, ma sœur, mon frère et moi, par son épaisseur, sa finesse, en correspondance avec l'âge qu'elle nous savait. Je m'étais amusé à la voir nous confondre et ne reconnaître aucun de nous. Mais la vieille dame, qui prenait ses repas dans son fauteuil, sur un plateau servi par l'une de mes tantes encore adolescentes, ne quittait plus sa chambre et m'intimidait. On la savait là, dans la pièce à droite au bout du couloir, mais je me serais bien gardé d'aller de moi-même lui tenir compagnie.

Réveillée par le bruit de mes larmes, elle alluma une lampe pour me permettre d'arriver à elle. Assise dans son lit, adossée à une montagne de coussins, ses longs cheveux blancs étalés autour de son visage inexpressif, elle tentait de tourner vers moi ces yeux bizarres, qui se posaient toujours à côté, à gauche, devant, jamais sur quoi que ce soit. Et lorsque je lui exposai la raison de mes plaintes et de mon désarroi, elle me désigna un récipient dans son meuble de chevet. Je n'hésitai pas longtemps à m'en saisir et à me déculotter devant elle qui ne pouvait pas me voir.

Rétrospectivement, j'imagine les heures de solitude passées par cette vieille aveugle dans la chambre au bout du couloir d'un lycée, à se remémorer sa jeunesse, dans les clameurs qui s'élevaient de la cour les jours de classe.

Hélas pour moi, le reste de la maisonnée, alerté par ce remue-ménage, survint assez vite. À ma grande honte, trois ou quatre visages adultes se dessinèrent dans l'encadrement de la porte et je me retrouvai à finir ma commission sous les regards ensommeillés de ma mère, de la seconde épouse de mon grand-père, d'une de leurs filles, peut-être du grand-père lui-même, quand j'aurais préféré la terminer tranquillement assis sur le pot au chevet de la vieille dame, devenue parmi tous la moins dérangeante.

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Voici donc un détail des plus insignifiants me concernant : un jour, quand j'étais petit, mon arrière-grand-mère m'a prêté son pot de chambre.

Les marionnettes siciliennes

Dans l'escalier de la Maison des Cultures du Mondes, j'attendais hier l'ouverture des portes pour assister à un spectacle de marionnettes siciliennes. Les pupari devaient improviser sur un épisode de la Jérusalem délivrée. Les vieux arrivèrent tôt pour ravir aux enfants les meilleures places.

À ma droite, une clownesque d'environ 70 ans, le cheveu décoloré en pétard débordant d'un gilet en laine effilochée façon angora, multicolore, assorti autant à des braies bariolées retombant sur ses DocMartens qu'aux poils de son menton par la texture, dissertait haut et fort avec ses copines d'un vernissage auquel elle se rendait à l'issue de la représentation. 

À ma gauche, dans un genre différent, une femme du même âge, ratatinée sous un imperméable, simple jupe rouge et chemisier blanc, faisait rouler en tout sens des yeux exorbités et injectés de sang, prenait des mines de petite fille apeurée, s'appuyait contre le mur et soupirait : "Dire que nous sommes au jour des Ides de Mars. Qui sait aujourd'hui ce que sont les Ides de Mars ? Ah ! Jules César... Pauvre César..."

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À la fin du spectacle, une tripotée d'enfants, invités à aller voir de près les pupi, se matérialisa depuis les derniers rangs. Ce petit monde s'élança partout sur la scène, toucha le moindre centimètre carré de marionnette, tira comme des sauvages les fils du serpent, du cheval, de Rinaldo, brutalisa l'orgue de Barbarie, se suspendit au théâtre de carton, sous les huées d'un public qui préférait les voir assis. Une grosse vache d'environ sept ans rechignait particulièrement à quitter le centre de la scène. Deux marionnettistes souhaitaient faire la démonstration d'un combat entre Roland et un sujet de Rodomont ; la pauvresse, qui refusait de s'écarter, manqua se faire éborgner à chaque mouvement. Las ! d'un coup précis de Durandal, c'est la tête de la marionnette ennemie qui chut par un mécanisme ingénieux, non celle de la fillette.

Pour ma part, j'aurais préféré conserver du spectacle un souvenir plein d'émerveillement comme d'un moment magique, et ne pas assister à ces démonstrations - je ne parle pas des marionnettistes, mais des enfants. Ces déchaînements pénibles m'empêcheront toujours de cultiver en mon âme cette part d'enfance que je ne leur reconnais pas.

mardi 11 mars 2008

"There will be blood" - Paul Thomas Anderson

Il y a une douleur à ne pas apprécier ce pour quoi les autres se pâment. D'emblée, le sentiment qu'on passe à côté de quelque chose nous étreint. Cette idée, qui déplace le problème de la chose considérée à celui qui espère l'appréhender honnêtement, culpabilise. Et à la réflexion, si l'on convient qu'aimer n'a pas davantage de valeur que ne pas aimer, si l'on s'accorde à ce que la vérité ne réside en aucune des deux parties et que rien d'absolu ne s'étaie, on ne se console pas davantage. Plus que de l'opiniâtreté à défendre un point de vue, c'est peut-être de la frustration à ne pas pouvoir s'assurer de leur pertinence que naît l'âpreté des critiques.

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De la virtuosité avec laquelle s'enchevêtraient, pour une fresque ample et déchirante, les destinées de Magnolia ; des décalages et de la tendresse de Punch-Drunk Love ; de ses ambitions premières, Paul Thomas Anderson n'a rien gardé. Il préfère à présent le simple, le dual, les oppositions brutales et cousues de fil blanc.

Les compromissions dont se rendent coupables les deux protagonistes (le prédicateur et l'homme d'affaires, celui qui parle et celui qui agit) se répondent de manière parfaite. Ce jeu de miroir, qui aurait pu fonder avec un peu d'esprit la matière d'un scénario, ne brille déjà pas par sa finesse. Le cinéma américain sait nous dispenser de telles lourdeurs quand il s'en donne les moyens. Ici, chaque intention est appuyée. Par exemple, on voit bien comme le personnage incarné par Day-Lewis se détache de la société des hommes et n'en considère plus que la face sombre ; le cinéaste croit nécessaire de doubler cette idée d'un discours redondant, empâté, adressé au frère - faux frère, comme est faux le fils et faux tout le reste aux yeux d'un homme aigri. Dans cette volonté de mettre chaque chose en opposition, les relations père-fils sont l'occasion d'un jeu sur l'adoption et le reniement manquant tout particulièrement d'imagination.

Paul Dano, la révélation de Little Miss Sunshine, brode ici sur le même thème : l'adolescence boutonneuse à problèmes. On s'étonne d'ailleurs de voir à quel point il ne vieillit pas au long du film. A la façon des Sorcières de Salem, ce trouble adolescent apporterait une profondeur particulière à sa schizophrénie, réelle ou simulée. Sans nécessairement expliquer son comportement, cela lui conférerait une dimension tragique universelle. Mais pour alourdir ce qui n'a pas besoin de l'être, P.T. Anderson néglige d'esquisser seulement ce qui présenterait un intérêt : le prédicateur ne gagne jamais en épaisseur et à l'image des personnages, le film se saborde tout seul.

Pourquoi un tel mépris des personnages secondaires ? Pour se focaliser sur la narration et sa prétendue dimension épique ? Elle s'essouffle vite. A cet égard, on voit rapidement où le réalisateur veut nous mener : nulle part. Beaucoup s'étonnent de l'apparente absurdité d'une scène finale gueularde et sanguinolente. Pourtant, l'absurdité est le moteur toussotant du film : jusqu'au meurtre absurde, jusqu'au reniement absurde de son fils, un homme, incarnation du progrès, mû par une rage absurde, ne cesse de régresser. Notons au passage un n-ième exemple de bipolarité grossière dans ce jeu de balancier entre progrès (social) et régression (intime).

Ou bien les personnages secondaires demeurent-ils si incertains pour laisser la part belle à Day-Lewis ? Outre le scintillement de son œil bleu sous un sourcil qu'il arque démesurément, il peine à s'inventer des expressions et se donne beaucoup de mal pour un résultat laborieux. Ah ! si : il bave très bien quand il crie.

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Les relations père-fils, au cœur du dernier Cormac McCarthy, m'y semblent à peine mieux dessinées.

Dans No Country for old men (n'ayant pas lu le roman, je parle du film des frères Coen, dont on m'a chuchoté que l'adaptation était fidèle), un dialogue entre le shérif et son vieil oncle suffisait à faire glisser le propos d'un simpliste "c'était mieux avant" vers l'idée d'une perpétuation du Mal à travers les âges. Inhérent à la nature humaine, ce Mal incarné par un tueur psychopathe devenait figure universelle. Ainsi, du film ou roman noir, on basculait vers le thriller métaphysique.

Le point de départ de cette "Route" me paraît l'exemple parfait de la fausse bonne idée. Dans un monde post-apocalyptique, il faut se creuser les méninges pour imaginer des ressorts dramatiques ; les ressorts psychologiques s'en ressentent. L'absence de toute possibilité d'action fait de la Terre entière un désert des Tartares, mais l'attente dégénère plus facilement en l'ennui qu'elle ne suscite angoisse et suspense.

A vouloir épurer son récit, malgré un style dense et viril, McCarthy dresse des portraits à la serpe. Au-delà de la noirceur d'ensemble, le fusain ayant bavé partout sur la page, que veut-il dire à travers sa mise en scène poussive ? Je défie quiconque de comprendre si le sens moral dont fait preuve l'enfant, entretenu par le père, est selon l'auteur inné ou acquis. Ce débat me paraît d'importance au vu des prémisses ! Peut-on d'ailleurs parler de morale ? Elle se réduirait à un "c'est nous les gentils", fondant l'humanité sur une dichotomie pitoyable, plus spécifiquement crétine que manichéenne, digne du Grand Président Républicain encore en exercice outre-Atlantique.

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J'exècre beaucoup ces temps-ci. L'approche du printemps me fatigue et me diminue. S. règne encore superbement sur mes vestiges. Il a bien du mérite.

jeudi 6 mars 2008

"Capture/Release" - The Rakes

Les soirs de répétition, les Sept Dernières Paroles du Christ me laissaient dans un état proche de l'apoplexie. Les architectures de Haydn, ses tempi pénétrés, la subtilité des changements de ton, le climat introspectif d'une œuvre écrite pour la méditation, enfin la folle gaieté du sublime et la concentration qu'elle exige, après ces deux heures que j'endurais tassé contre mes camarades à la tribune de notre chapelle minuscule, finissaient toujours par avoir raison de mon enthousiasme pour l'existence. Imaginez un uppercut tourné au ralenti : au final, je m'effondrais tout de même bien au tapis ! Le Terremoto conclusif me bousculait un peu mais passait, pour le coup, en un souffle. Mes dernières forces, je les employais à en compter les mesures pour ne pas manquer les départs et j'émergeais de cette application laborieuse épuisé et ahuri - ahuri, la fadeur en bouche, saturé du beau, mais non désespéré : je savais détenir un efficace remède de grand-mère, quelque chose qui tenait dans la poche, frais, sensuel, immédiatement revigorant, plus dynamisant qu'un gel-douche à l'argousier, plus excitant que le bois bandé, et qui me renvoyait aussitôt dans le monde matériel. Tous les mardis à 23h dans le métro, sur le chemin de retour vers mon taudis, je m'en oignais les oreilles et poussais le volume de mon iPod.


Pourtant, quoi d'innovant, de particulièrement imaginatif dans cet album ? A propos de grand-mère, il s'agit bien ici de faire du neuf avec du vieux et de remettre le rock d'avant-hier au goût du jour. Quand c'est réalisé proprement, sans s'emporter, peut-être sans grande distinction mais avec une maîtrise évidente, j'adhère. Les puristes y verront un punk-rock dévoyé, très hype, qu'on imagine volontiers échappé d'une cave où se retrouve une bande de copains à Versailles plutôt qu'à Trappes... The Rakes chantent d'ailleurs les préoccupations existentielles d'une classe moyenne fatiguée, pas trop intellectuelle, qui file au pub pour une bonne bière après le boulot - finalement assez loin du "no future" de la belle époque. Aussi propre sur lui soit-il, "Capture/Release" (suivi d'un "Ten new messages" qui appliquait plus poussivement la même recette-fraîcheur) propose une succession de titres francs du collier, honnêtes et sans bavure.

Comme avec certains  : malgré (ou grâce à) sa facilité, je me surprends à y revenir mais y reviens avec plaisir.

mercredi 5 mars 2008

Deux ou trois trucs...

Vidéos récemment signalées par Walt_Park sur la page de la Puerh Tea Community.





mardi 4 mars 2008

Eros et Agapè

Du plaisir qui marqua mes premières initiations, je dirais qu'il dérivait d'un contact au végétal铁观音 et 翠玉 tout d'abord. Je parle du plaisir qui suscite le "j'en veux plus" et invite à approfondir la pratique. Je le retrouve aujourd'hui, avec davantage de relief et brodant sur des motifs différents, dans la compagnie des 单丛. Pourtant, au citadin que je suis, les références à la nature n'évoquent, au mieux, que la peinture de paysages. On trouve plus odoriférant qu'un Corot. Ma notion du végétalqu'on érige paraît-il en un règne, demeure assez vague. Je hume sans émoi les poireaux du marchand qui me regarde en oblique, et mes phalaenopsis exhalent un gigantesque rien, très pictural par conséquent. Autant que mon kentia, du pot duquel s'est échappé l'autre jour un lombric : je l'ai affronté sans défaillir, je pense être paré pour la jungle amazonienne. Certaines huiles essentielles que je possède, vestiges d'une lubie, aussi volatile que ses supports, pour l'aromathérapie, m'en donne parfois une image saturée. Ah ! le temps où je mettais en marche les diffuseurs électriques, où je me réfugiais dans le bureau quand je souffrais du foie, dans la cuisine en cas de maux de tête, pour finir avec le tournis et l'envie de vomir... Ce végétal des premières évocations, je devais l'idéaliser largement. Reste que si je souhaitais dégoter une fleur parfumée, j'aimerais qu'elle sente précisément cela : par exemple un Tie Guan Yin n°4 qui n'a pourtant pas tâté de mes lèvres depuis trois ou quatre ans.

D'emblée, j'aime les 武夷. Je les savoure comme autant de petites crottes cacaotées. Hélas, le double effet Kiss Cool me terrasse : environ une heure après en avoir bu, giflé par un tsunami glacial, je frissonne et claque des dents. Le soir, je n'arrive pas à m'endormir, je grelotte seul sous la couette et me relève à tout bout de champ pour tripatouiller le radiateur. J'y reviens tout de même : les salauds, je les aime trop ! Je ne pense pas que la torréfaction soit la raison de cette sensation de froid, certains thés fortement torréfiés ne produisent pas chez moi ces effets. Qu'en diraient les biologistes ? Cela aurait-il à voir avec une quelconque dilatation des vaisseaux ?

Les 普洱 sont cause de mes plus grandes frustrations. Lançons-nous : je trouve d'abord que les jeunes sheng sentent le sperme : voilà qui est dit. J'ai retrouvé cette... fragrance... sur la plupart des crus qui me sont passés entre les mains. Cela ne constitue pas une grande population mais j'y ai décelé cette caractéristique commune. L'odeur, parfois mêlée à des notes de sueur (je trouve aussi des relents de transpiration, éventuellement agréables, sur certains thés verts), appelle des dosages micrométrés et s'atténue admirablement en théière. Mais à prendre ses précautions et sortir l'attirail à chaque fois, j'ai l'impression d'une tricherie. Comme si votre jeune amante devait revêtir sa dentelle noire pour vous faire encore de l'effet, ou votre amant son jockstrap imitation léopard : ce peut être l'occasion d'ébats réjouissants, mais si par hasard, en plein office, vous vous demandez : "Mais qui est cette personne ? Ah ! mon Dieu, c'est vrai...", subitement c'est une image sans fard qui s'impose à votre esprit et vos ardeurs s'émoussent. Du moins les miennes, qui se perdent alors dans les méandres impénétrables du non-désir. Ne pas revenir au ! Les vieux amants en revanche conservent leur flegme dans ces batifolages. Gérontophilie ? Non : je me contente de lorgner vers des références de mon âge. J'en appelle d'ailleurs aux amateurs : seule pour le moment l'élégance imperturbable d'un vrac n°11 m'a vraiment séduit, que me conseillerait-on dans ce registre ? Puisqu'il me convient, je pourrais me réjouir de sa matière et m'y cantonner. La nature infidèle de l'homme s'éveillerait-elle en moi ? Je poserai bien, en attendant, un jour ces questions au monsieur derrière le comptoir.

Les cuits me procurent un plaisir plus immédiat, mais manquent de profondeur de champ. Pour filer la métaphore, ils ont un côté "péripatéticien" (pas au sens d'aristotélicien, je le crains), donnant mécaniquement ce qu'ils ont à donner. Parfois, le soulagement procuré s'avère bel et bien jouissif, mais on a le droit d'exiger davantage de l'amour.

Et parmi ces agréables facilités, on l'aura compris, ma passion du moment reste la délicatesse du 白毫, dont je ne suis pas certain de la transcription en caractères chinois mais qui n'est pas encore parvenu à me lasser.

lundi 3 mars 2008

"Dossier K." - Imre Kertész

Certains livres se suffisent à eux-mêmes. Tout y est mieux dit qu'on ne pourra jamais le dire en retour. Pourquoi les alourdir de commentaires ineptes : on les lit.

Dossier K. apporte un éclairage saisissant sur les romans de cet auteur. Il vaut mieux ne pas aborder Kertész par ce livre, les références à sa trilogie de "l'absence de destin" (Être sans destin, Le Refus, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas) fondent la matière même du Dossier. Mais au lecteur pantois de Kertész, cette autobiographie maligne et audacieuse permet d'appréhender encore une fois l'ampleur et la force de son œuvre. Kertész pousse l'intelligence de l'absurde, issue de son expérience des cheminements rationnels qui conduisent aux conséquences les plus irrationnelles, dans ses ultimes retranchements ; sa pensée s'en ressent, il est souvent mal compris. Revenir sur la substance de son expérience et de son œuvre, les deux intimement mêlées, pouvait s'avérer opportun.

Rarement livre revêt forme si parfaitement adaptée au fond. Le dialogue avec un interlocuteur fictif permet, sous une grande vivacité de ton, d'évoquer même en passant les questions qu'on élude au bout du compte, et autorise les développements de la pensée autant que ses ellipses.

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Le livre s'ouvre sur le débat des parts de fiction et de réalité dans les romans de Kertész. Si l'on s'en tient à la définition qu'il en donne, cette autobiographie a tout d'un formidable roman.

« Une bonne autobiographie, c'est comme un document, un tableau d'époque auquel on peut se fier. Tandis que dans un roman, ce ne sont pas les faits qui comptent, mais uniquement ce qu'on y ajoute. »

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J'aime aussi comme cette intelligence accepte parfois de ne pas pouvoir se formuler de façon structurée.

« Köves continue et d'un coup se retrouve dans le couloir en forme de L... C'est là qu'il est touché par l'extase...

L'illumination.

Excuse-moi, ma langue a fourché. En tout cas, il s'agit d'un moment mystique, d'une expérience dont tu ne peux pas rendre compte dans un langage rationnel, mais qui a radicalement changé ta vie, si on peut dire. Que t'est-il arrivé au juste dans ce couloir ?

Je l'ai déjà raconté plusieurs fois et je crains de me répéter. (...) Acceptons le fait que certaines questions n'ont pas de réponse. (...) Ici et maintenant, je ne trouverais que des mots maladroits pour l'évoquer. »

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Kertész se coltine l'existentiel, tout ce qui aura pétri le XXème siècle et son humanité.

« Tu ne crains pas les questions ardues. Cela se voit aussi dans tes œuvres. Mais comment peux-tu vivre avec ces questions ?

Comme les joueurs. J'aime miser gros, et je suis prêt à tout perdre à chaque instant. Si on doit mourir de toute façon, notre droit, et même notre devoir, est de penser avec audace. »

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Enfin, c'est bien d'un esprit admirable que d'aborder ces thèmes sans se départir d'un irrésistible sens de l'humour.

« "Il s'avérera encore que j'ai un certain talent pour l'écriture : rien ne me ferait plus honte", écris-tu, ou plutôt écrit le Vieux dans Le Refus. "Je n'ai pas commencé à écrire parce que j'étais doué, au contraire : quand j'ai décidé d'écrire un roman, j'ai décidé en même temps d'être doué. J'en avais besoin, il fallait que je termine mon travail. Je devais m'efforcer d'écrire un bon livre, non par vanité, mais eu égard à la nature même de la chose, pour ainsi dire", écris-tu.

Eh oui, mais à l'époque, dans la nuit des temps, je ne pouvais pas savoir que trente ans plus tard je serais si intelligent. »

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Voilà : sans davantage de commentaires, Kertész se lit, se reçoit et se médite.

dimanche 2 mars 2008

L'anniversaire

C'était hier mon anniversaire.
Le compte des années pleines me semble un peu laborieux. Certaines valent double, triple, d'autres rien du tout. Le total n'a d'intérêt qu'après application de ces pondérations subjectives. Je peux seul déceler qu'un cycle prend fin, je ne comprends pas la maniaquerie des dates.

Et l'affirmer, c'est ménager ma bonne conscience, quand j'oublie si souvent l'anniversaire des autres !

Le premier jour de mars me trouve dans un état variable : épanoui, exalté, engourdi, vaguement déprimé — indifférent le plus souvent. Malgré des velléités de fêter le non-événement, cette journée passe en général inaperçue. Cette année, en pleine réunion familiale, je ressentis un étrange décalage. Toute célébration est propice aux coups d'œil rétrospectifs ; à le considérer, mon passé me parut soudain, dans ses moindres détails, appartenir à la vie d'un autre. On pourrait s'inventer en une personne différente, que gagne-t-on à savoir que des souvenirs sont les nôtres effectivement ? Une personnalité (si tant est qu'on puisse définir ce dont il s'agit) se construirait peut-être aussi bien d'expériences de seconde main, et pourrait se dispenser des siennes propres, sans plus de valeur que n'importe quelle autre. 

N'est-ce pas, là encore, préserver ma bonne conscience ? Je lui offre à peu de frais un reset des regrets qui pourraient l'assombrir, puisque ce ne sont plus les miens. Il y a du confort, de la délectation et un sens de la survie dans cette impression.

Touché par mes proches, qui faisaient plaisir (pourquoi ? pourquoi à moi ? pourquoi aujourd'hui ?) et visaient juste, je remercie tout le monde de ces délicatesses ; car malgré mes clignotements, ces jeux intérieurs et leurs ruptures, j'étais bel et bien présent parmi vous, c'était à moi que vous adressiez vos attentions, et je préfère ne pas manquer les affections palpables qu'on m'adresse.