jeudi 27 mars 2008

Déjeuner pascal (2)

Celui qui m'a fait lire ce texte s'y reconnaissait, un homme de cette espèce, écœuré par l'odeur de tous les réfectoires où il avait usé ses fonds de culotte. Comme les chiens, évoqués par l'auteur, qui ont décidé de se soustraire à l'autorité des maîtres, il errait avec en gueule l'extrémité de sa propre laisse. La société de ces bêtes n'est pas d'un grand repos : ils ont tout lu, tout expérimenté, et se livrent à une guerre sans cesse renouvelée contre les idées reçues. Soutenir leur conversation relève de la gageure. On n'ose plus répondre au brio et malgré leur sollicitude, ils nous renvoient à notre inconsistance. Dans la boulimie de cet homme, plutôt qu'un appétit de l'existence, j'ai toutefois décelé un besoin de se rappeler chaque jour une liberté chèrement acquise. A la longue, ça use.

D'abord se débarrasser de la peur. Tel serait le préalable à toute existence digne de ce nom. Ouais : plus facile à dire qu'à faire, et contrairement au loup de la fable, contrairement à ces chiens sauvages qui rechignent devant "la plus appétissante pâtée", je ne me résous pas toujours à me cabrer devant la facilité. Constater que la force nous manque à tant de hardiesse, est-ce se complaire dans la médiocrité ? Je m'illusionne peut-être à croire légitime de préférer pour soi certaines chaînes, sans perdre une forme de lucidité sur le choix de ses asservissements. Je n'ai donc pas fait miennes toutes ses leçons terribles. Les anticorps qu'il avait élaborés contre la demi-mesure auront, au bout du compte, pris pour cible ma demi-paresse. Reste ma satisfaction d'avoir sondé un cœur si fier, même s'il me porte dorénavant à la liste de ses échecs.


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Au lieu de s'échiner à traduire une odeur en mots, tâche d'emblée impossible, Alain en évoque la survivance à travers une attitude mentale. Ou plutôt : d'une position devant l'autorité, il remonte le fil des résurgences avec à l'esprit l'idée d'un dégoût originel. Pourtant, cette odeur concrète, de quoi se compose-t-elle ? J'ai l'impression d'en percevoir des relents dans certains pu-er : "eau grasse" du bouillon, un mélange de légumes recuits, de détergent industriel, et le parfum de l'excitation, les effluves des corps assemblés en un lieu pour le rituel. Je n'envisage pas d'y trouver le moindre attrait autre que nostalgique de ces instants. Ni bonne, ni mauvaise, l'odeur en pratique séduira par sa complexité et les évocations qu'elle suscite davantage que pour elle-même. Chacun ses réfectoires, et leurs odeurs : où sont les miens ?

J'ai longtemps échappé à la nourriture des collectivités. J'ai déjeuné à la maison jusqu'au collège. Dans mon jeune âge, j'enviais ceux qui restaient dans l'établissement l'espace de ces quatre-vingt-dix minutes. La cantine, où je ne pénétrais jamais, accueillait un prolongement des jeux de la cour dont je me sentais exclu. Ensuite, passé quinze ans, la capacité de révolte s'émousse sérieusement. Au lycée, les repas du self, vite engloutis, étaient l'occasion de cancaner sur les professeurs, de former les couples et, en dernière extrémité, de confronter nos vues sur la dissertation de philo ; la belle innocence de ceux qu'on a soumis à l'ordre social ! Ainsi je conçois le texte d'Alain plus que je ne le comprends. Enfin, je ne vois rien de comparable entre mes écoles et les internats d'un autre siècle : la notion d'autorité aura beaucoup fluctué entre-temps et annihiler le pouvoir contre lequel l'exercer aura tué dans l'œuf, plus efficacement que le martinet, toute velléité de rébellion.

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Alors s'il est des moments où l'odeur de réfectoire me saisit et me bouleverse ; si malgré mon manque de pratique de ces lieux, une mélancolie comparable à celle que je relève dans le texte d'Alain et dans la Gavotte de Rameau arriverait à me faire regimber par un écœurement plus tranquille ; si je me sens rétif aux souvenirs, pour l'état dans lequel je les vois trop aisément me replonger et pour leurs échos détestables dans ce que je suis au présent ; ce serait, paradoxalement, dans la lenteur, dans l'éternel retour vers les familles, qui, avec une régularité d'horloge et sans qu'on leur oppose de résistance, ponctuent nos vies de leurs repas nécessaires. 

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