lundi 3 mars 2008

"Dossier K." - Imre Kertész

Certains livres se suffisent à eux-mêmes. Tout y est mieux dit qu'on ne pourra jamais le dire en retour. Pourquoi les alourdir de commentaires ineptes : on les lit.

Dossier K. apporte un éclairage saisissant sur les romans de cet auteur. Il vaut mieux ne pas aborder Kertész par ce livre, les références à sa trilogie de "l'absence de destin" (Être sans destin, Le Refus, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas) fondent la matière même du Dossier. Mais au lecteur pantois de Kertész, cette autobiographie maligne et audacieuse permet d'appréhender encore une fois l'ampleur et la force de son œuvre. Kertész pousse l'intelligence de l'absurde, issue de son expérience des cheminements rationnels qui conduisent aux conséquences les plus irrationnelles, dans ses ultimes retranchements ; sa pensée s'en ressent, il est souvent mal compris. Revenir sur la substance de son expérience et de son œuvre, les deux intimement mêlées, pouvait s'avérer opportun.

Rarement livre revêt forme si parfaitement adaptée au fond. Le dialogue avec un interlocuteur fictif permet, sous une grande vivacité de ton, d'évoquer même en passant les questions qu'on élude au bout du compte, et autorise les développements de la pensée autant que ses ellipses.

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Le livre s'ouvre sur le débat des parts de fiction et de réalité dans les romans de Kertész. Si l'on s'en tient à la définition qu'il en donne, cette autobiographie a tout d'un formidable roman.

« Une bonne autobiographie, c'est comme un document, un tableau d'époque auquel on peut se fier. Tandis que dans un roman, ce ne sont pas les faits qui comptent, mais uniquement ce qu'on y ajoute. »

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J'aime aussi comme cette intelligence accepte parfois de ne pas pouvoir se formuler de façon structurée.

« Köves continue et d'un coup se retrouve dans le couloir en forme de L... C'est là qu'il est touché par l'extase...

L'illumination.

Excuse-moi, ma langue a fourché. En tout cas, il s'agit d'un moment mystique, d'une expérience dont tu ne peux pas rendre compte dans un langage rationnel, mais qui a radicalement changé ta vie, si on peut dire. Que t'est-il arrivé au juste dans ce couloir ?

Je l'ai déjà raconté plusieurs fois et je crains de me répéter. (...) Acceptons le fait que certaines questions n'ont pas de réponse. (...) Ici et maintenant, je ne trouverais que des mots maladroits pour l'évoquer. »

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Kertész se coltine l'existentiel, tout ce qui aura pétri le XXème siècle et son humanité.

« Tu ne crains pas les questions ardues. Cela se voit aussi dans tes œuvres. Mais comment peux-tu vivre avec ces questions ?

Comme les joueurs. J'aime miser gros, et je suis prêt à tout perdre à chaque instant. Si on doit mourir de toute façon, notre droit, et même notre devoir, est de penser avec audace. »

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Enfin, c'est bien d'un esprit admirable que d'aborder ces thèmes sans se départir d'un irrésistible sens de l'humour.

« "Il s'avérera encore que j'ai un certain talent pour l'écriture : rien ne me ferait plus honte", écris-tu, ou plutôt écrit le Vieux dans Le Refus. "Je n'ai pas commencé à écrire parce que j'étais doué, au contraire : quand j'ai décidé d'écrire un roman, j'ai décidé en même temps d'être doué. J'en avais besoin, il fallait que je termine mon travail. Je devais m'efforcer d'écrire un bon livre, non par vanité, mais eu égard à la nature même de la chose, pour ainsi dire", écris-tu.

Eh oui, mais à l'époque, dans la nuit des temps, je ne pouvais pas savoir que trente ans plus tard je serais si intelligent. »

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Voilà : sans davantage de commentaires, Kertész se lit, se reçoit et se médite.

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