lundi 25 février 2008

"Capitaine Achab" - Philippe Ramos

Hier, je me suis assis au troisième rang d'une petite salle de mon arrondissement. Le troisième rang, ce n'était pas trop près : la salle était exiguë, l'écran peu large. Et je souhaitais plonger dans un film que je savais sensible et contemplatif, dont j'espérais beaucoup.

Cinq minutes après le générique, ils sont entrés. Je perçus du remue-ménage en provenance du fond de la salle : ils n'y voyaient rien. Et se le disaient. Et se le répétaient. Ça ricanait bien un peu, aussi. Et pour trouver cinq sièges en enfilade, il fallait inspecter chaque rangée, écarquiller les yeux, déranger du monde, pour aboutir en fin de compte au premier rang, vide, le seul encore possible à cette heure-ci. S'assiéraient-ils ? Oui, ici : pas le choix.

Monsieur, essoufflé, sifflant, atteignit d'abord l'écran avec Enfant #1. Ce dernier s'affala sur le siège le plus proche de l'allée, il fallut évidemment lui demander de se pousser ; Monsieur n'allait pas risquer la crise cardiaque à se déplacer de 40cm supplémentaires. Enfants #2 et #3 arrivèrent ensuite, soulevant chacun un monstrueux cageot de pop-corn. Ils s'assirent et commencèrent à porter tout cela à la bouche par poignées. Ça craquait, crépitait, scountchait à qui mieux-mieux. Madame fermait la file. Elle pesta, le premier rang ne convenait pas. Elle resta un moment debout dans l'allée, en grands pourparlers avec Monsieur. Le nez sur l'écran, elle n'y verrait rien ! Elle se décida à remonter les marches dans le noir vers le fond, en quête, du moins le croyais-je, d'une plus digne place.

Le film se poursuivait, imperturbable, rythmant ses beautés avec lenteur : premiers plans de peaux, une forêt, histoires de tromperies, de meurtres, de la rudesse. Bien que structuré autour de l'enfant Achab, c'était un film si peu familial : qu'est-ce qu'ils faisaient là ?

Tiens ! la porte s'ouvrit à nouveau. Madame était sortie quand je la croyais assise, et elle repassa, avec pour elle aussi une ration gargantuesque de pop-corn. Et pour atteindre son siège en bout de rang, inutile de faire mine de se baisser pour ne pas gêner les autres spectateurs. Après tout, elle a payé sa place comme tout le monde, et verra le film debout si elle le souhaite, na ! Sauf que ce serait bien fatigant. Elle s'assit donc, toute lasse, soupirant encore d'être inconfortablement installée. De conserve, ça mâchouilla et croustilla longtemps. Mais les tombereaux de maïs n'y suffisaient pas, il leur fallait quelques bonbons pour compléter l'affaire : bruits de papier froissés, refroissés, on se sert, on s'échange les parfums, on en reprend ou en repose, je m'y perds dans ce micmac. Une forte tête dans la salle osa lancer : "Dites, au premier rang, il serait bon de ne pas prendre le cinéma pour un fast-food." Mais au lieu de filer doux, cela répondit ! "Mais enfin, vous-même, taisez-vous ! Non, je vous jure..."

Ils discutaient beaucoup. Peut-être pour commenter le film qu'ils ne regardaient pas, à se pencher les uns vers les autres, ou pour partager les denrées. C'est touchant, le dialogue entre les générations, et l'unité dans une famille. Quand subitement, mus sans doute par quelque impérieux désir d'en finir avec nous-autres dont la présence les assommait, au moment où l'on n'aurait encore osé y croire, ils se levèrent et se glissèrent à la queue leu leu par l'issue à gauche de l'écran, sous les remerciements et les soupirs soulagés de l'assistance... Une bonne heure de film avait filé.

Pourquoi ? Quel plaisir ont-ils recueilli de cette sortie familiale, à choisir un film qui leur était si peu destiné, l'attraper en retard, ne pas chercher à le suivre et s'éclipser après s'être assurés d'avoir bien gêné tout le monde ? Qu'est-ce que je n'ai pas compris ? Je devrais plutôt me réjouir que le portable de Monsieur n'ait pas sonné. Et qu'il n'y ait pas répondu. Certains jours, il me semble avoir manqué quelque chose dans la course du monde.

17 commentaires:

Anonyme a dit…

excellent...

Il y a quelques années -mais je me le rappelle comme si c'était hier- j'ai emmené ma maman à Garnier voir Jérôme Robbins. Devant nous (nous étions dans une baignoire latérale), un type commente à son épouse : "ouais, pas mal, mais les mecs hein ça manque de bronzage, t'as vu"

eh bien j'ai senti comme quand on rate une marche en descendant l'escalier : un immense décalage dans une toute petite fraction de seconde. En même temps, des trucs comme ça, ce serait dommage de ne pas les avoir vécus, c'est assez intéressant du point de vue de l'expérience intérieure (faut-il se dire "qu'est-ce qu'ils foutent là?" ou "qu'est-ce queje fous là?") : à condition que ce ne soit pas tout le temps :)

ce film à l'air très joli, il y a Dominique Blanc n'est-ce pas ?

Patrick a dit…

Oui, un film assez joli, Flo - mais j'aimerais le revoir dans des conditions normales !!

Dominique Blanc, que je n'apprécie pas toujours, est ici très émouvante. Cependant, le film est structuré en 5 chapitres et elle n'apparaît que dans le quatrième, les inconditionnels doivent patienter un bon moment avant de la voir arriver. La distribution est d'ailleurs étonnante, avec un J.-F. Stévenin en petite forme, un Achab enfant (Virgil Leclaire) remarquable, un Philippe Katerine cabotinant, décalé et irrésistible... J'attendais plus d'émotion brute de la part de Denis Lavant. Le cinquième et dernier chapitre (la chasse), avec une certaine économie de moyen et de l'imagination, m'a paru beau et impressionnant.

Anonyme a dit…

bon, je vais aller le voir. Ce dimanche matin, à une séance de 9h 30 : à c't'heure, pas de mangeurs ni de familles Fenouillard.

Raphael a dit…

Pourquoi faut-il que les gens mangent au cinéma des trucs qu'ils ne mangent jamais ailleurs.
Je ne mange pas de hareng en général.
Bah je n'en apporte pas dans mon sac au ciné.
Pareil pour les croûtes de livarot.

Patrick a dit…

Personnellement, j'ai toujours une petite boîte de foie de morue fumé dans mon petit sac à dos.C'est bon, c'est sain, plein de bonnes choses. Et ça a moins de consistance que les harengs, c'est plus amusant à s'étaler sur les doigts.

Anonyme a dit…

je suis plutot du genre " je n'emmerde personne mais il ne faut pas qu'on m'emmerde " du coup je ne supporte pas les scrounch scrounch des bouffeurs de pop corn. je ne focalise que sur ca et je passe à côté du film .
generalement je vais dans un cinema d'art et d'essai ou il ne passes que des films en vo et generalement pas les films dits commerciaux du coup je n'ai pas ce genre de probleme habituellement .
mais ( il y a un mais ) parfois si le film que je veux voir ne passe pas dans ma salle tranquille ( où tout le monde reste jusqu'a la fin du generique ) je suis obligé d'aller à l'UGC , avec sa faune si particuliere : les scrountchouteurs , les bavardeurs , les portableux ( et des fois ce sont des specimen qui regroupent les 3 categories à la fois ) .
dernier exemple en date : chambre 1408 . ma femme est moi sommes donc allé à l'UGC qui passe de plus en plus de film en vo ( histoire de concurrencer le petit ciné d'a coté ) . on s'est dis avec un film en vo il n y aura pas les chieurs cette fois ci .
et mon cul c'est du poulet ? que nenni , ils etaient là à commenter le film , à hurler comme des chimpanzés en cage à scrountchouté leur pop corn . je me suis posé la question suivante : comment peut on payer 8 euros et ne rien regarder du tout ? ca me depasse !!
ps ma femme pense que je suis un gros raleur et qu'il faudrait que j ai le ciné que pour moi ( elle n a pas tort sur le fond :-D )

Patrick a dit…

J'avais aussi vu la Chambre 1408 dans une grande salle. Même en VO, à la limite, je m'attendais bien, avec ce genre de film attirant les djeun's, à être confronté à ces petits dérangements de la part du public. Mais cette fois, pour Capitaine Achab, c'était une petite salle ! Aux Sept Parnassiens, pour ceux qui connaissent ; leur programmation est toujours intéressante. Une salle, à vue de nez, de 80 places. Nous étions les uns sur les autres, ça énervait encore davantage.

Même si nous étions dimanche, l'effet "vacances scolaires" a pu jouer aussi. Je ne veux pas dire qu'ils étaient nécessairement des provinciaux en goguette, je n'en sais rien ! Mais ils semblaient vraiment vouloir savourer une ambiance Club Med cool et consommatrice.

Calyste a dit…

Je connais des "provinciaux" très bien élevés, non mais!((:

Patrick a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Patrick a dit…

Vous en avez, de la chance ! A Paris, ils se font visiblement de plus ne plus rares.

( La phrase de mon précédent commentaire visait précisément à ne pas faire ce genre d'association, j'espère qu'on avait compris ! :-/ )

venant tout droit de provence , a dit…

en tant que provincial , cré non de non ( oui les provinciaux jurent crachent et son vulgaire avec leur accent ) je me sens viser , non d'une bourrique en bois , vindidjou !!!:-D

venant tout droit de provence , a dit…

et en me relisant : les provinciaux sont analphabetes avec les fautes d'ortographe quils font :-d

Patrick a dit…

Bon, apparemment, on n'avait pas compris !! :-(

Hé ! Bejita ! Où est passé Tetsubin ??

Anonyme a dit…

tetsubin n'est plus le blog à disparu dans le vent , pets à son âme ( mince encore une faute :-D )

LIO a dit…

Mais quelle maîtrise de soi!!!

T'aurais pu sortir ta boîte de foie de morue, juste pour leur faire concurrence à ces enflés!

Bon, tout ça me parle, je passe du temps au cinéma, en cabine en salle... par chance c'est des cinés arts et essais (et oui ça existe encore) et là, pas de pop corn!!! ouf.

Très joli article. Merci

Anonyme a dit…

C'est très amusant, j'ai vu ce film hier soir, nous étions... huit, dans une petite salle près de Paris.
Me souvenant tout à coup de votre billet, j'ai zappé les cinq premières minutes, l'esprit tout occupé par des bruits de papier froissé purement imaginaires.
Heureusement, j'ai pu rapidement retrouver la concentration que réclame ce beau film, discret et épais à la fois.

Patrick a dit…

Ravi que ce film soit encore à l'affiche quelque part. Il méritait vraiment qu'on s'y attarde, mieux que je n'ai pu le faire, hélas, dans cet article, pour les raisons invoquées. Mais la honte m'envahit à l'idée d'avoir malencontreusement perturbé les premières minutes de votre séance... ;-)
En tout cas, bienvenue !