La jeune femme marche à côté d'un homme. Elle l'a payé pour passer la soirée avec lui. Ils se tiennent par le bras, elle pose sa tête sur son épaule. Il marchent dans la rue, serrés par le cadrage. Elle somnole en marchant. L'homme fredonne, doucement d'abord puis de plus en plus fort. Elle émerge de son sommeil, relève la tête, regarde autour d'elle. Il chante, inspiré, les yeux clos. Elle lâche son bras, semble hésiter et accélère le pas. Il s'époumone comme un homme ivre et tandis qu'elle le distance, on le voit s'enfoncer dans le flou de l'arrière-plan, par-dessus l'épaule de la femme. Elle réprime un éclat de rire, aussi bref et inopiné qu'un sanglot ; son visage se referme aussitôt. Ces pansements posés sur sa solitude lui paraissent tout à coup pathétiques et dérisoires.
Dans l'autre plan, on voit un cheval attelé à une charrette dont la roue a viré dans un fossé. Trois hommes l'entourent, crient et le fouettent à tour de bras. Le cheval tire, se cabre en silence. Les hommes continuent à le fouetter, la charrette ne bouge pas d'un pouce. Le cheval plie, se tord et finit par se laisser choir. Les hommes auront beau crier et le battre, il cède, il abandonne et reçoit les coups, cela n'a plus d'importance puisque le fardeau est trop lourd. Cette scène m'a rappelé l'épisode du cheval blessé dans le beau roman de Wallace Stegner "La Vie obstinée". Dans le film, après avoir assisté à la scène, la femme fera demi-tour et s'avancera vers une mort acceptée.
L'ensemble baigne dans un climat dépressif admirablement photographié. Diao Yi Nan sait filmer la solitude, la frustration sexuelle du personnage, et signe un plaidoyer détourné contre la peine capitale. Certes la peine de mort n'est pas condamnée de front, afin de permettre au film d'échapper, j'imagine, à la censure - mais celle par qui la mort arrive (la jeune femme est bourreau) finit par appeler sa propre mort de ses voeux, comme écrasée par le poids de sa solitude et par une vie trop lourde. Tout cela prend place dans une Chine industrielle sur laquelle le soleil semble ne jamais devoir se lever, tout en brouillard et en vapeur ; S. ajoute : "J'avais de l'asthme rien qu'à regarder l'écran". Où va se nicher la beauté ? et rien que pour ces deux plans, j'espère, ce beau film, ne pas totalement l'oublier.
5 commentaires:
quand c'est en forme de poire, c'est bien mieux que le synopsis officiel du film, merci !
Oui, ça me donne envie d'aller le voir.
As-tu vu Still Life ? là aussi, des solitudes (mais aussi des rencontres, au sens où tu l'entendais dans la laverie), un hiatus entre l'individu et une société qui se pense "massivement", des choses qui ne sont pas énoncées mais n'en sont pas moins dites. Et beaucoup de tranquillité palpable de l'image, qui n'est belle que pour entraîner l'oeil dans ses profondeurs. (c'est mal dit cette dernière phrase, mais quand on a vu un film comme cela je crois que ça peut se comprendre quand même)
L'épisode du cheval blessé! Dès que j'ai lu tes mots, j'ai "revu" cette scène forte de La Vie obstinée. Ce roman reste mon préféré, avec La grosse Montagne.
Merci pour le souvenir.
Oui Flo, Still Life était un film magnifique. Je crois que je comprends ta phrase : une image mine de rien très structurée, mais pas juste pour "faire joli" - des lignes de fuite pour attirer le regard sur un élément, un personnage, pour donner de la profondeur et du sens. Bizarrement, je garde un souvenir ému du personnage, très secondaire, de l'archéologue : un métier, un travelling sur sa collection de montres, et le personnage est posé dans son rapport au temps. D'ailleurs, c'est une chose que j'apprécie dan les quelques films chinois que j'ai vus : l'esthétisme ne vient pas écraser les personnages, qui restent très incarnés, mais au contraire leur apporte une épaisseur.
Calyste, j'ai aussi une préférence dans Stegner pour La Vie obstinée - bien que n'ayant pas encore lu La Bonne grosse montagne. Mais tout Stegner vaut la peine : Angle d'équilibre, En lieu sûr, Vue cavalière... Du vrai, bon, ample roman, c'est tellement agréable.
*que j'apprécie dans les
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