A l'apéritif, vous tendez votre verre plus souvent qu'à votre tour.
Une fois la table dressée, vous vous étonnez de ce que parmi les couverts des enfants disposés à l'écart, votre place ne soit pas comptée. Pourtant, il vous semblerait naturel de vous asseoir sur le tabouret, entre la Miss de 3 ans et son cousin, de vous chamailler avec lui s'il refuse de prêter sa gameboy, de tirer discrètement les couettes de la petite pour éprouver leur résistance en traction et de chiper à tous deux les surprises de leurs Kinder.
La table des "grands" vous accueille. La conversation s'ébroue : dans l'alacrité des retrouvailles, on sort ses plus beaux rires et ses meilleures plaisanteries, on propose une mise à jour des blagues sur les blondes. Chacun y va de son histoire. Vous n'en connaissez pas. Quelle importance ? Cantonnez-vous au rôle qu'on vous a toujours connu, celui du taiseux, gentil, un peu froid, un peu trop intellectuel aussi. Et pendant que l'aîné des neveux file terminer le roman qu'il écrit pour ses amis, que vous aimeriez l'entendre vous lire, vous savez qu'on ne vous passerait pas ce qu'on tolère de sa part, et qu'on ne vous autoriserait pas à quitter la table, même du bout des lèvres, même avec la mine dépitée de ceux que votre incapacité à tenir en place chagrine démesurément, avant que vous n'ayez ingurgité une bonne ration de gigot et deux ou trois parts de gâteau.
D'où a fusé la remarque ? Vous tenez un blog ? Mais comment !? Madame Mère fronce le sourcil : entrer en contact avec des étrangers ne peut susciter que des problèmes. Monsieur Père s'en fout, il n'a jamais cliqué sur le lien que vous avez envoyé. Qu'espériez-vous ? D'un merveilleux outil d'expression, vous vous leurriez d'envisager de faire une porte ouverte pour vos proches sur un pan de vos préoccupations. S'ils se désintéressent d'internet, ils n'y viendront pas juste pour vous. Personne ne les en blâme, votre blog n'est pas une manière d'organiser leurs vies.
Entre poire et fromage, l'Ami commet la gaffe : un problème avec l'appartement ? avec la livraison de la table ? avec le canapé ? encore enrhumé ? encore la diarrhée ? encore morfondu ? Vous êtes incorrigible. Ainsi, même dans l'aménagement de votre espace, au plus profond de vous-même, jusque dans l'intimité de votre corps, votre idiotie vous perdra. Voilà pourquoi vous préférez taire, comme vous avez caché pendant quinze ans à vos parents que vous fumiez, tout ce qui pourrait ternir votre image. Ternir quoi ? Aux yeux de qui ? Il n'est pas nécessaire qu'elle soit dite pour percevoir la désapprobation.
Au dessert, Monsieur Père se met à parler politique. Aïe. C'est à vous qu'il s'adresse. Débiter deux ou trois banalités, prendre une mine contrite et convaincue. Vous n'êtes pas dans les petits papiers du ministre : que la honte, une bonne fois, s'abatte sur votre tête ! Au moins, Monsieur Père paraît renoncer à vous demander pourquoi un camarade a décroché une promotion et pas vous. D'ailleurs, à cela, vous n'oseriez répondre la cruelle vérité : vous n'en avez rien à foutre... Non, de telles horreurs ne se conçoivent pas. Il faudrait tourner les choses autrement : parce qu'un tel a intrigué ; parce que vous êtes en formation interne depuis 4 ans et que votre productivité s'en ressent ; qu'aussi bien le choix de votre personne pour cette formation dénote l'espoir à long terme que la hiérarchie investit sur votre tête mais que les conséquences n'en émergeront pas avant la prochaine décennie ; parce que, par ailleurs, les constantes de temps, dans votre métier, ne relèvent pas des mêmes échelles que dans l'industrie productive ; et même si votre avancement reste proche de la moyenne, il demeure honorable ; parce qu'honorable, c'est bien suffisant (hein ? c'est suffisant, dis ?) ; et parce que, parce que... Aucun argument ne l'emportera. Pendant que vous vous englueriez dans les excuses et les balbutiements, vous tenaillerait la certitude qu'avoir fait de votre mieux ne sert à rien, car en tout il s'agit de se montrer le meilleur.
Pourtant, qui a jamais exprimé la chose ? Même le couteau sous la gorge, sensation que vous jugeriez à l'instant rafraîchissante, vous ne sauriez affirmer que cet impératif d'excellence vous ait été infligé d'en haut, comme un trait particulier de l'éducation que vous avez reçue, ou que vous vous le soyez seul posé à vous-même, par l'effet d'un naturel obsessionnel et névrotique.
En attendant, se justifier est inutile ; il faut malgré tout s'y appliquer, par une absurdité impérieuse ! Et que vous tâchiez d'y exceller effectivement ou que vous vous imaginiez le faire, vous suez sous l'effort, sous le poids de tous les mots qui vous traversent l'esprit. Vous déclinez au passage l'offre d'un pousse-café, horrifié d'avoir dépassé depuis longtemps les limites de la modération.
La promenade postprandiale vous autorise à laisser Madame Mère et Madame Soeur, peu enclines aux balades, à leurs étincelles. Elles s'évitent ou se cherchent, selon les mouvements inopinés de l'énervement qu'elles éprouvent en la présence l'une de l'autre. Leur exaspération, la plupart du temps contenue, crispante autant pour leur entourage que pour elles, n'explose, hélas, qu'en de rares orages salvateurs une fois par an. Si la société de chacune s'avère parfois possible, il vaut mieux diluer dans une foule celle de leurs deux personnes réunies et proposer toutes sortes de diversions à leurs duels. Qu'est-ce qu'une famille ? Quels liens la soudent ? Je suppose qu'on y trouve bien d'autres choses qu'une délectation ravie dans la fréquentation de ses membres, et tous les degrés séparant l'obligation de l'inclination.
Enfin, pour se quitter, on échangera quelques baisers circonspects. Quand on vivait ensemble, on ne s'embrassait pas. L'affection ne passait pas par ces petites attentions quotidiennes : l'affection va de soi, inutile d'en faire des démonstrations. Ainsi, le contact physique ne s'imposait pas. D'où en vient la nécessité, alors que chacun vit dorénavant de son côté, surtout à l'heure des adieux, entre deux promesses de se téléphoner, pendant les dernières secondes du rituel, quand tout le monde encore là paraît déjà si loin ?
Dans une semaine ou deux, vous en serez remis. Vous reprenez toujours le dessus, un "dessus" qu'on vous dérobe, que vous reprenez encore. Il n'y paraîtra plus. Ces épisodes sèchent lentement mais ne laissent aucune trace, du moins vous en persuadez-vous. Un jour peut-être réaliserez-vous qu'en leur succession ils sédimentent quelque chose qu'on nommerait difficilement, par strates infimes, chaque fois à peine perceptibles, un sentiment vague, sournoisement enfoui, délétère comme une eau croupie dans laquelle on reviendrait se baigner, insidieux par sa construction sporadique mais concret, désastreux, et qui s'apparenterait, dans sa forme et dans ses conséquences, faute d'autre expression, faute de pouvoir en saisir les subtilités infinies, à une manière de détestation de soi.
4 commentaires:
Bien sinistre conclusion à ce billet! Sans doute l'effet "troll" pas encore vraiment dissipé.
J'ai fait, à propos du blog, la même expérience, pas avec ma famille mais avec quelques amis proches: certains s'en foutent totalement!
Oui, je me sens un peu déprimé ces temps-ci...
Quant au blog, à l'inverse, qu'une amie me dise qu'elle en a apprécié la lecture m'a touché, précisément parce que c'était elle et parce que j'étais content de lui proposer de moi une image différente. Toutefois, je n'ai pas l'impression de me livrer dans ce blog, ou de m'investir dans sa rédaction, plus que de raison ; les réactions qu'il pourrait susciter ne me bouleverseraient pas particulièrement (en un sens affectif) et j'envisagerais sans peine de l'abandonner du jour au lendemain.
Je trouve bien "gentil" l'univers des blogueurs. Parfois, j'aimerais qu'on me souligne ce que mes articles peuvent avoir d'idiot, de déplacé, d'exagéré, de mal formulé... Or un anonyme ne s'y aventurera pas facilement, il a toujours la possibilité de cliquer ailleurs si un contenu ne lui convient pas. Ainsi, la critique, en ce qu'elle aurait de constructif, ne proviendrait que de nos connaissances "du monde réel". Voilà en partie pourquoi je préférerais que ces pages intéressent mes amis, tout en admettant sans frustration qu'ils ont probablement autre chose à faire.
L'ambiance me rappelle bien ce que j'éprouvais en retournant chez mes parents lorsque j'étais 'jeune adulte'. J'ai tellement aimé que je suis allé vivre où tu sais. J'avais une bonne excuse pour ne pas rentrer pour revivre ces 'Groundhog day'.
Tu écris très bien et peut-être cet article te permet de sortir qq chose qu'il y a en toi. Cependant, pour trouver ton bonheur, je te conseille plutot de te concentrer sur les choses qui te font plaisir que fustiger ce qui te cause du déplaisir. Ma 'fuite' fut très constructive, puisque je me suis finalement marié avec la femme de mon coeur. Avoir sa propre famille permet parfois même des rapports plus relax avec ses parents qui se transforment alors en grand-parents!
Amicalement!
"pour trouver ton bonheur, je te conseille plutot de te concentrer sur les choses qui te font plaisir"
Merci de ton message, Stéphane : la voix de la raison ! Il est vrai que ces temps-ci, tout me fatigue et m'énerve. Le thème et le ton des articles s'en ressentent. Pas de panique ! Ce n'est qu'une phase, ça passera ! ;-)
En tout cas, je ne pense pas être du genre à me laisser bouffer par de faux problèmes et j'aime autant parler de ce qui me plaît que de ce qui m'attriste et m'ennuie.
Et surtout, SURTOUT, étant enrhumé en ce moment, je ne peux même pas me tourner vers la Beauté Orientale Parfaite pour me soulager. Ça, ça me fait rager...
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