lundi 14 avril 2008

Les Cultures du monde

S. et moi attendons l'ouverture des portes de l'auditorium du Louvre. En ce dimanche d'avril mâtiné de giboulées tardives, les touristes se pressent sous la pyramide. Quelques uns s'égarent dans notre file, au milieu de parisiens si précisément sensibles à l'exotisme.

Une vieille dame aux cheveux gris nous déborde discrètement par la droite. Sans doute craint-elle, dans l'angoisse de l'âge, de ne pas disposer d'une bonne place. Où que l'on s'assoie dans cette salle, la visibilité s'avère parfaite et la sonorisation dispense de toute inquiétude sur l'acoustique. Qu'importe : elle progresse obstinément, l'air de ne pas en avoir l'air, imperturbable, comme plongée dans une contemplation intérieure. Son geste nous amuse et suscite une complicité immédiate avec le couple qui piétine derrière nous.

Madame se fend d'un sourire éprouvé. Elle nous raconte comme cette disposition typiquement française à shunter les queues finit par lasser et comme elle-même, française au demeurant, s'étonne de la véracité des stéréotypes sur ses compatriotes. Je souris en retour ; après tout, cette dame qui remonte le peloton et tente une échappée, sous des dehors respectables et par ses déplacements astucieux, lui donne tout à fait raison. "Voilà, c'était la pensée du jour", conclut mon interlocutrice. Pensée qu'en manière de plaisanterie j'aimerais noter, je demande un stylo à S. Elle soupire, me dissuade, rechignant dans sa mansuétude à me faire payer des droits d'auteur. Pour moi, quelle importance ? je ne serais que trop ravi de disposer d'un autographe. Bref : ah-ah ! l'humeur se porte de façon décontractée, très week-end...

Dans la conversation, nous réalisons que nous avons assisté une semaine plus tôt au même récital de mugham. Sur un chant aux inflexions sans cesse renouvelées et des vocalises éclatantes, les textes, pleins d'un semblable pathos, disent le désespoir de l'amour éconduit, avec une ferveur essoufflante, toujours à l'apex, ou sur la crête, à l'image de l'âme inassouvie du fidèle criant sa détresse vers l'absolu divin. A ma grande surprise, Madame affirme que ces chants, pour l'écoute qu'elle en eut, dénotent une image dégradée de la femme, particulièrement douloureuse pour celles qui, comme elle, ont lutté pour leur indépendance. La décence m'empêche de lui poser les questions personnelles qui me viennent à l'esprit ; par son entregent et son parisianisme, elle me fait l'impression d'une simple nantie, trop jeune pour avoir conquis la libération sexuelle, tout juste à l'âge d'en avoir cueilli les fruits, avant que la génération de ses enfants n'invente une nouvelle forme de puritanisme. 
Au fond, l'impression qu'elle donne m'importe moins que l'interprétation qu'elle propose du mugham et de son art ancestral - du moins le sentiment qu'elle dit en avoir conçu. Ses propos, donc, me surprennent. Les chants azéris, à pleurer la douleur de l'homme dédaigné, placent au contraire la femme sur un piédestal, si hautement terrifiant qu'il en devient spirituel ; cette femme qui flatte l'homme-chien puis se dérobe, avec autant de facilité dans les deux mouvements, fait preuve en amour d'un arbitraire typiquement divin. Et si la femme ne s'y exprime pas en personne, c'est le pouvoir de celle-ci que l'homme proclame, autant que le pouvoir de Dieu, et qu'il hurle dans ses poèmes. Monsieur lâche : "Ah ! Vous croyez ça, vous ?" 

Dès que j'entends cette phrase, je me raidis ; je sais que la conversation s'engage dans une impasse. "Vous croyez ça... vous ?" Il convient d'imaginer le ton juste, l'intonation qui appuie la réplique. Passons sur le "vous" final, débordant de mépris et qui marque la distance entre le savant et l'imbécile. Passons sur le verbe "croire", quand mon propos, au-delà de ce que je crois, suit son argumentaire et s'attache à extraire des textes un sens objectif. Plus que de l'arrogance, plus qu'une propension bizarre à réduire mon discours à une impression (ce qui nie toute possibilité pour moi de raison), je perçois aussitôt chez Monsieur l'assurance de celui qui, dans son éminente sagesse républicaine, dans sa gloire la plus magnanime, la plus élitaire, a déjoué tous les complots. Pour souligner mon insignifiance, il évite soigneusement de me regarder en face.

Madame file son idée et se lance dans une comparaison avec les Kirghiz, dont les chansons qu'elle a entendues accordent une même place aux hommes et aux femmes ainsi que s'en satisfait sa sensibilité. Elle ne relève pas la remarque pertinente de S. qui explique comme l'assujettissement des femmes se concilie difficilement avec le nomadisme ; à se méfier des idées reçues, elle se méfie de toute idée, et préfère se dissimuler derrière un relativisme de façade. 

J'insiste, dans l'incompréhension où je me trouve de sa première idée et irrité par l'attitude de Monsieur : Qâsimov et sa fille partageaient la scène de manière égale et, enfin, les textes eux-mêmes ne parlaient que de l'ascendant de la femme, certes idéalisée mais bel et bien femme, sur un homme en perpétuelle souffrance. Qu'y voyait-elle de dégradant pour les personnes de son sexe ? Et Monsieur, d'un ton plein de sous-entendus et qui m'impose désormais la vue de son auguste derrière, murmure qu'il tient pour louche et significative la manière d'Alim Qâsimov de se produire avec sa fille. 

Je me demande encore ce qu'on peut y redire. La voix suave, aux harmoniques graves, dénuée de vibrato de la fille, tout en intériorité, se marie avec le caractère éclatant du père, à la voix de ténor vive et perçante. Je trouve en outre assez belle la possibilité pour un passionné de perpétuer son art à travers sa descendance. Quel signe m'a échappé ? Madame, avec le même franc sourire aux lèvres, ajoute qu'elle trouva touchante la façon progressive de la fille de libérer son chant, de le laisser peu à peu éclater. Ce à quoi, las de ne rien comprendre à ces gens, j'acquiesce sans être d'accord une seconde ; je souhaite mettre un terme à la conversation mais n'ai entendu au contraire que des voix constamment tendues en un appel éprouvant.

Quel mystère ! et nous nous souhaitons un bon spectacle, sans que Monsieur (qui, mine de rien, nous aura dépassés dans l'intervalle avant d'atteindre la porte) se retourne, et alors que son dos m'assure de ses sentiments choisis. 

Je continue de m'interroger. Le mugham ne représente rien pour moi ; je reconnaîtrais volontiers qu'il déprécie la condition féminine pourvu qu'on me le montre. Par ailleurs, comment résoudre la contradiction de ces personnes, qui font état d'une ouverture d'esprit en même temps que de positions gratuites, qu'ils n'étayent d'aucun argument, ou qu'ils justifient mal par des remarques fallacieuses ? Il me faut admettre que l'une ou l'autre de ces attitudes soit fausse. Le recours à certains référents du bien-pensant culturel m'aidera peut-être à saisir en partie la réalité de leurs préoccupations. Ne jugeait-il pas un art traditionnel à l'aune de leur époque ? Je m'efforce de ne pas tomber dans certains automatismes ; en quelques minutes, j'ai relevé chez eux des rigidités qu'ils n'assument pas. Pourtant, des zones d'ombre continuent de planer sur cette conversation. Le souvenir depuis m'en habite. Car, enfin, je ne comprends pas pourquoi, au final, ils s'acharnaient à ne pas faire mention de l'apparence de la chanteuse et s'empêchaient de reconnaître à quel point le voile qu'elle arborait les avait dérangés.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Dans les cultures arabes et alentours, et dans la tradition des chants et des poèmes, le thème de l'amoureux dédaigné ou à l'amour rendu impossible est très traditionnel. Souvent il s'agit d'un homme de condition sociale inférieure ce qui lui interdit une alliance avec la famille de la bien-aimée, qui l'aime ou pas en retour ; ou d'un pauvre tombé amoureux d'une princesse de sang (paroxysme du topos). On retrouve cette thématique dans l'opéra chinois : le pauvre beau... mais pauvre, qui pas de bol tombe amoureux de la femme socialement radicalement inaccessible (inaccessibilité réciproque d'ailleurs). Les amoureux se parlent, échangent des regards, mais ne se touchent pas, pas même les mains (ou rarement). La fuite ensemble ou le sexe ne sont pas envisagés par la narration (ou très rarement et avec précaution oratoire et modification du schéma). On est donc dans une relation impossible avec une variante encore plus radicale que dans Tristan et Yseult par exemple, où les solutions transgressives sont facilement trouvées sur le plan narratif. ça finit souvent mal : la fille, si elle aime, se fera facilement emmurer ; le garçon périra souvent d'amour épuisé, tué. Sinon, conclusion sur un désespoir indéfini ou mortel.

Point étrange : pourquoi cette situation sociale plus élevée de la fille aimée, quasi systématiquement ? après tout, on pourrait très bien imaginer un prince et une pauvresse qui s'aiment. C'est là qu'il y a plusieurs pistes de réponse possibles, je m'y essaie sans garantie d'exactitude car je ne suis nullement spécialiste de cela :

> explication narrative :
l'impossibilité doit être symboliquement radicale pour qu'il y ait tension tragique (et donc pour que ça intéresse, que ça émeuve). Les femmes des basses classes sont visibles (mêmes voilées, et le port du voile total n'était pas si répandu que cela dans les anciens temps et en particulier dans les temps, plus libres, où ont fleuris les contes et les pièces musicales, mêmes voilées, elles sortent de la maison, elles travaillent), alors que les femmes des classes hautes sont invisibles (elles sont à l'intérieur, et ne sortent qu'entourées, cachées par le dais, à l'occasion de fêtes ou de leur mariage). Les contes partent de cette invisibilité, qui forme le socle de la plausibilité, et l'accentuent par la "transgression" formée par l'idée qu'un homme de classe inférieure puisse se laisser aller à des sentiments ou du désir pour une femme socialement séparée. les contes marquent la transgression par des entrevues imaginaires (première rencontre fortuite, rencontres distanciées souvent à la faveur de la nuit --le signe de l'invisibilité, qui marque la séparation, est présent dans ces rencontres, contact sans contact). Donc le statut en apparence "d'objet immobile" de la femme correspondrait alors à une réponse à la question de la gestion de la réalité et du principe de plausibilité par la narration, autant que à l'exigence d'exaspération nécessaire au tragique. Dans les faits narratifs, l'héroïne est beaucoup moins immobile que dans la réalité sociale. Ce qui m'en fait venir à ma deuxième explication (foireuse ?).

> explication sociale
la narration constitue une transgression par rapport à la réalité sociale, laquelle est pour la femme une immobilisation contrainte (système familial et légal). Socialement et juridiquement, la femme est aliénée (pour reprendre un vocable cher au marxisme et au structuralisme). L'imaginaire du conte et l'opératique est à cet égard relativement libératoire, puisqu'il envisage la sortie de la femme de la sphère de confinement, sa visibilité, cela sans salissure pour elle. Elle est vue, mais elle n'est pas l'auteure de son exposition. Elle aime un homme, éventuellement elle dit son désir ou son sentiment, mais en réponse au désir de l'homme qui est celui qui sollite. Autrement dit, l'opératique se débrouille pour contourner les codes et préserver l'empathie vs l'héroïne. Bien sûr, il s'enracine dans des "factualités" sociales et présente donc des traces/scories de l'assujetissement social du féminin, mais le fait narratif n'est pas cet assujetissement. L'opératique ne peut libérer la femme et faire du personnage féminin un égal juridique et actif du personnage masculin : le principe de plausibilité serait rompu, la tragédie n'existerait plus (celle-ci se fonde dans une réalité, un principe irréfragable). Donc à défaut de révolution, il y a contournement, transgression : à demi-mot, il y a prise de liberté énorme par rapport à la marge de manoeuvre entre mariables et entre classes sociales. Le conte fonctionne alors comme une soupape de sécurité par rapport au fonctionnement de la société. Il se sert de ses impératifs moraux pour fabriquer la dimension tragique et ouvrir l'espace de l'érotisme et du sentimental. Placée très haut, l'héroïne peut aimer et désirer sans devenir femme publique et impudique, en restant socialement estimable ; le "piédestal" fonctionne aussi comme un garde-fou, il permet de préserver l'héroïne du jugement du spectateur et de lui maintenir une existence sociale et morale. Là aussi, l'opératique transgresse mais en composant avec les valeurs, elle outrepasse mais concède.

A mon avis, la question de fond n'est pas de savoir si ces contes et ces opératiques valorisent ou dévalorisent la femme. Leur fonction est tout autre, plus large (je ne prétends pas que je l'aie élucidée, ce que j'en dis n'est jamais que ma lecture), cela renvoie plutôt à un jeu des signes qui se donnent pour "enjeu" de créer un univers spécifique, pas étranger à une réalité sociale bien sûr, mais parallèle à elle et au moins autant transgressive que conservatrice. Il y a composition, à tous les sens du terme. Le récit est protestaire, mais reste audible.

Patrick a dit…

Excellente analyse, Flo. Je connais trop peu ces cultures et leurs contes traditionnels pour prétendre la valider mais je la trouve convaincante. Par ailleurs, ton "explication sociale" me semble pouvoir se lire sous un éclairage psychanalytique - pour le dire vite, on pourrait y retrouver une certaine façon qu'a l'inconscient de transgresser les conventions, de composer avec le réel pour le rendre supportable.

En te lisant, je me demandais si le couple de mon article avait ces idées en tête au cours de notre conversation. Etait-ce là ce qu'ils voulaient dire ? Hélas, je ne le pense pas ; leur difficulté à structurer leur propos, et leur absence d'écoute, leur façon de répondre à côté, me laissent encore à penser qu'ils s'abandonnaient à des impressions plus fugaces, dont le mode de fonctionnement se rapproche davantage de l'a priori et du réflexe conditionné. S. les a perçus de la même manière que moi.

Naturellement, je conçois que même à l'époque où ces histoires furent composées, les femmes de certaines classes devaient souffrir de l'oppression masculine et se réduire à des fantômes pour le reste du corps social, mais le mugham tel que je l'ai entendu (qui peut d'ailleurs présenter des couleurs très contrastées) ne m'en semble pas caractéristique.

Wikipédia propose une petite synthèse sur la situation des femmes en Azerbaïdjan :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Azéris#Femmes

Anonyme a dit…

Je pense que tes interlocuteurs ont fait l'erreur de "mélanger" deux niveaux de lecture : celui du réel (sur lequel ont peut d'ailleurs toujours avoir des idées fausses ou des vues partielles), et celui de la narration. Peut-être parce qu'ils avaient en arrière-fond l'idée que l'art traduit le réel, le représente et en rend compte. En effet, je pense que des oeuvres d'art fonctionnent un peu comme un "inconscient" --ou alors c'est la notion d'inconscient qui est construite sur un modèle se rapprochant de la dynamique de création (la poule ou l'oeuf ? va savoir..). Mais d'un autre côté, toute création, toute invention, même scientifique, est disruptive, et pose une hypothèse qui vient dé-ranger l'ordre consenti.

Du coup ils sont certainement passé à côté de pas mal de choses, ces gens. C'est parfois difficile de "séparer" ce que l'on croit et ce que l'on voit. Syndrôme st thomas ? ;))

ton lien ne marche pas, je pense que tu as dû oublier une balise ou un signe dans ton chtemeuleu :))

Patrick a dit…

Flo, un copier-coller de l'adresse semble fonctionner. J'avais effectivement dû oublier un truc dans la balise.
Testons encore.

Anonyme a dit…

ça marche !