lundi 21 avril 2008

La sympathie

Les machines sont pleines. Je change de laverie. Au cœur du quartier, dans une rue moins passante, j'en sais une prête à m'accueillir. Le dallage d'époque, les séchoirs rouges Westport Jr droit sortis des fifties, on s'y croirait perdu dans un Hopper : la même solitude lisse et triste, une atmosphère humide en suspens et toute une géométrie rigoureuse. Le vieil homme traîne des charentaises, il surveille attentivement le ronronnement de ses précieuses. Je l'écoute dialoguer avec une cliente ; à cause de son élocution difficile, je ne saisis pas un traître mot. On pourrait le soupçonner de siffler des bouteilles dans son réduit à longueur de journée, sans la dextérité dont il fait preuve, comme j'en peux témoigner, à désengorger les bacs à lessive, et la précision de geste avec laquelle il me débarrasse du réceptacle en plastique à replacer sous le distributeur de poudre.

Un jeune homme au crâne rasé lit Colette et s'assoupit bientôt, la tête sur les bras.

Comme je suis ce soir le dernier client, je me surprends à adresser la parole au vieillard. Dans un espace clos avec un étranger, est-ce le vide ou la promiscuité qui m'effraie ? Je ne me fends que de trois mots à peine, qu'est-ce qui les motive ? Surtout dans la certitude de ne rien comprendre à ses réponses... J'ouvre la bouche, je le regarde dans les yeux, je parle. 

Plus tôt, au magasin bio, je n'ai gratifié d'aucune remarque la conne en cheveux de service. Elle faisait pourtant chier le monde à abandonner son caddie devant la balance pour en gêner consciencieusement l'accès.

De la même façon, j'ai engagé une conversation avec la pâtissière samedi matin. Un jeune couple a repris la boutique. J'ai emménagé dans la rue il y a moins d'un an, je n'ai pas eu le temps de profiter à plein du talent des anciens propriétaires. Leurs viennoiseries valaient le détour. Un ami qui habite le quartier depuis plusieurs années m'a confié que tel grand hôtel parisien s'approvisionnait à l'époque en croissants chez eux. Le meilleur pain aux raisins de ma vie... Ils ont pris leur retraite. A vrai dire, ils me donnaient l'impression d'avoir besoin d'un grand repos ; je craignais de la voir me balancer ses brioches à la figure dès que je franchissais sa porte. Tout le contraire des nouveaux occupants. Lui s'extirpe parfois du sous-sol, petit brun maigrelet, attendrissant, pour échanger quelques mots avec son amie (ou son épouse) ; l'amie (ou l'épouse), elle, rétrécit de son ampleur l'espace exigu derrière le comptoir. Elle pousse la conscience professionnelle à goûter quotidiennement l'ensemble de la marchandise. Souriante, avec délice. J'adore leurs guimauves. Comme le disait un collègue le jour où j'en ai apportées au bureau : "on a l'impression de bouffer du nuage". Mais quelle mouche m'a piqué, alors que je venais approvisionner S. en sa brioche matutinale, de me lancer dans des discours sur une tarte banane-café de leur invention, dégustée la veille entre amis, et d'en commenter l'équilibre un poil instable, à mon avis, des saveurs, devant cette jeune femme enjouée, tout heureuse de se trouver de mon avis, et qui m'assurait qu'elle avait déjà demandé à l'artisan des profondeurs de forcer davantage sur le café dans la mousse ?

J'ai ouvert la bouche, je lui ai parlé. Je crois ne pas être tout à fait défunt. J'ai même bu un thé samedi dernier, il m'a semblé sapide. Ouf !

Au moins, j'avais la liberté d'interrompre ces conversations à mon gré : "il faut que j'y aille, au revoir". Souvenez-vous des coiffeurs. Pis : les coiffeuses. S. me tond de temps à autre, cela me dispense de longues minutes de calvaire. La question demeure : pourquoi elle, et lui ? Et pourquoi pas, certainement pas, tant d'autres ?

1 commentaire:

Calyste a dit…

Rien à voir avec ton billet, mais je voulais te remercier pour la sympathie qui se dégage de ton dernier passage chez moi. Merci, Patrick.