mercredi 6 février 2008

Sans issue

Je ne me pose pas en spécialiste de la culture chinoise. J'ai lu Lao Zi, Zhuang Zi et quelques livres sur le taoïsme ; je feuillette parfois les poètes chinois classiques ; Confucius m'est totalement étranger et je n'ai jamais ouvert l'Histoire de la pensée chinoise de Anne Cheng. Je pense à S. qui pratique le Qi Gong depuis des années, ainsi qu'à ma collègue K. qui suit des cours de médecine chinoise (aussi à L., F., X., D., Ch., A., C. et O., mais c'est une autre histoire). Comme ils me le disaient tous deux, l'enseignement qu'ils reçoivent revêt parfois une forme, comment dire... subliminale, ou osmotique - loin de la didactique traditionnelle et de son "esprit de synthèse" (thèse et antithèse). Leurs professeurs s'autorisent des digressions, des associations d'idées, elliptiques ou saisissantes, inhabituelles pour l'occidental. Cette attitude m'est présentée comme une disposition de la pensée bouddhiste - soit. En forme de plaisanterie, on pourrait dire : "Tout est dans tout" et réciproquement. Alors pourquoi privilégier tel ou tel phénomène, tel ou tel aspect d'une question, tant il est malaisé de s'y retrouver parmi la fractalité des effets d'une même cause.


Pour ce que j'en ai lu jusqu'à présent, "Le Temps du thé" de Dominique Pasqualini me paraît, en ce sens, très chinois... J'ai conscience du double sens de cette phrase, mettez-y la malice que vous voudrez !

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Nan-Po Tseu-ki traversait la colline de Chang. Il aperçut un arbre étonnamment grand. Son ombrage pouvait couvrir mille chariots à quatre chevaux.
- Quel est cet arbre ? se demanda Tseu-ki. À quoi peut-il bien servir ? À le regarder d'en bas, ses petites branches courbes et tordues ne peuvent être taillées en faîtage et en poutres. À le regarder d'en haut, son grand tronc, noueux et crevassé ne peut servir à fabriquer des cercueils. Quiconque lèche ses feuilles a la bouche ulcérée et pleine d'abcès. À le sentir seulement, on devient fou et ivre sans répit pendant trois jours. Tseu-ki conclut : "Cet arbre est vraiment inutilisable et c'est pourquoi il a pu atteindre une pareille taille. Ah ! l'homme divin, lui aussi, n'est que bois inutilisable."
(Zhuang-Zi, chapitre IV. Traduction Liou Kia-hwai)

J'ignore ce qu'est un homme divin ; je devine à peine tout ce que peut être un homme. J'ignore autant ce qu'est le Dao. Si je le comprenais, ce ne serait pas le Dao - mais je ne vois pas en quoi c'est censé me consoler. Cet arbre inutile et majestueux finira par mourir : foudroyé car trop haut, déraciné par une bourrasque épouvantable car offrant au vent la surface d'une ramure dense, empoisonné par les pesticides épandus dans les champs, ou asséché en raison du réchauffement climatique... Son inutilité lui aura épargné la hache, non la fin. Il aura gagné un temps dont il n'aura rien fait, du temps pour être. À l'échelle humaine, nous confondons ce temps avec l'éternité et nous le jalousons. À son échelle d'arbre, si l'on y réfléchit, ce temps peut sembler bien dérisoire...

Pour ma part, je n'érige pas la culture en valeur. Un minimum d'éducation favorise l'harmonie entre les hommes. Mais ce que nous appelons culture, par essence inutile et sublime (de cet inutile censé nous grandir, dont il est ici question), ne constitue pas la part que je préfère chez les gens. J'ai ainsi connu des hommes d'une grande érudition, dont le cynisme ou l'absence de maturité affective rendaient la compagnie impossible. J'ai connu des hommes incultes, aux remarquables qualités morales.

Cees Nooteboom a placé en exergue à son roman "Rituels" ces mots de Stendhal, dont j'aimerais m'inspirer : "Personne n'est, au fond, plus tolérant que moi. Je vois des raisons pour soutenir toutes les opinions ; ce n'est pas que les miennes ne soient fort tranchées, mais je conçois comment un homme qui a vécu dans des circonstances contraires aux miennes a aussi des idées contraires". J'incluerais dans cette définition, en plus des opinions, l'être et le savoir.

Le champ de la tolérance comprend aussi les croyances. Dans la famille du "sublime qui grandit", la mère spiritualité... Autant tordre le cou d'emblée à ce sujet. Du temps où j'avais la foi, je conserve le souvenir de profondes expériences intérieures - je n'y vois aujourd'hui que le clignotement inopiné de synapses dans l'obscurité d'un cerveau. Il me reste des bribes d'éducation chrétienne. Ce bois inutilisable, matière de la supposée divinité de certains hommes dans Zhuang Zi, me remémore la poussière dont sont issus les corps et à laquelle ils retournent. Je préfère cette image, qui rend mieux compte de ce que nous sommes.

Il en va de même pour le thé. Rien de divin dans ce breuvage. Il n'y a pas davantage d'élitisme dans l'appréciation du thé que dans les autres activités humaines ; on y a des prédispositions, non une prédestination. Il n'y a pas d'un côté les happy few, de l'autre la plèbe. Aucune théière ne m'élève l'âme, aucun thé ne m'a hissé au-dessus de qui que ce soit. Je ne mérite aucune de mes modestes Yi Xing (je reconnais ne pas en avoir en terre épuisée...), ni aucun cru de thé - car il n'y a rien de méritoire à verser de l'eau sur de l'herbe au fond d'un pot de terre. Je ne fais partie d'aucun cénacle. Je bois du thé, c'est une pratique agréable et reposante ; je ne déplace pas des montagnes ! Un chemin sans issue ne laisse personne au bord de la route, et aux yeux de l'athée que je suis, la Voie du thé n'existe pas.

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Du bel article d'Emmanuel, j'aime l'idée du voyage intérieur. Trouver à son thé des senteurs de ceci, des arômes de cela, oblige à plonger en soi-même et redécouvrir des sensations enfouies. Je ne brille pas à ce jeu, auquel excelle Bejita ! Ces sensations peuvent dériver des souvenirs de voyage. Mais à côté de cette spéléologie, je ne trouve dans ma tasse aucun relent d'exotisme.

En Egypte, les thés à la menthe m'ont laissé indifférent. A l'époque, je fumais, peut-être n'en ai-je pas apprécié les qualités pour cette raison. Du Chai qu'on m'a servi en Inde, j'ai le souvenir d'une boisson roborative, un peu brutale. Ces souvenirs datent ! En Chine, j'ai goûté des thés qui m'ont paru médiocres. J'ai bu au-dessus des toits de Lijiang un Tie Guan Yin approximatif. J'ai soigneusement évité les boutiques de Pu Er qui envahissent les villes du Yunnan - et encore, j'évoluais bien loin des aires de production. Comment trouver la qualité que j'apprécie, étouffée sous une offre pléthorique ? J'ai préféré fuir, comme j'ai fui les cérémonies pour touristes. Au voyageur solitaire, il est difficile, avec des rudiments insuffisants de la langue, sans l'aide d'une petite Mme Tseng portative dans la poche comme un Jiminy Cricket, de repérer les endroits sérieux. Dans ces cas-là, rien ne remplace les conseils avisés. Je les trouve en France.

Emmener ses thés favoris quand on voyage me semble contradictoire. Est-ce comme emporter la photo de la personne qu'on aime ? Parfois, il est bien agréable de tout laisser derrière soi. Je suis allé en Asie pour visiter un petit bout du continent, non pour rencontrer "l'Orient même de mon être" (Michaux ?). Le thé me ramène chez moi, il serait comme une ancre au milieu de mon salon. Et puisqu'en partant j'abandonne tout, je suis de ceux qui, des voyages, préfèrent le retour.

Enfin, comme me disait Gilles de la Maison des Trois Thés le jour où j'ai acheté la théière : pas de thé, ça fait des vacances...

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A ce sujet, je dois un aveu aux tea-bloggers qui me lisent. Si je pense être amateur, et piètre dégustateur comme je l'ai dit, je ne suis pas un consommateur frénétique. Je suis allé trois fois en trois ans à la Maison des Trois thés ; j'en suis ressorti chaque fois avec moins de 500g de diverses choses. J'ai commandé autant depuis septembre à Teamasters. Le moment du thé est pour moi intime et privilégié, je souhaite qu'il le reste ; je l'aime ainsi. Si les conditions ne sont pas réunies, je m'en passe aisément. Je ne bois donc même pas de thé tous les jours !

Voilà ma pratique.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Tout ça est fort bien dit et tellement riche...
Néanmoins je retiens cette phrase que je trouve magnifique : "Son inutilité lui aura épargné la hache, non la fin."
J'adore.

Merci également pour la liste exhaustive (Pasqualinienne) des initiales de tes amis.

Ce soir j'égorge un poulet en ton nom P.

Calyste a dit…

C'était le jour ou jamais de parler de poussière. Sans doute une de ces traces plus ou moins conscientes de l'éducation chrétienne dont tu parles. Avant que la cendre ne s'envole...

Anonyme a dit…

Du coup, je me suis demandée : est-ce que je bois du thé tous les jours ? Bon, vraiment, je devrais savoir, normalement je ne devrais pas m'interroger là-dessus. Je sais sans réfléchir que je me lave les dents tous les jours, que je bois un petit café serré tous les matins, que j'utilise mon mobile tous les jours. Mais je me retrouve à me demander si je bois du thé tous les jours. Ah ben ça alors. Et je ne suis même pas certaine. Troublant, ce post.

Enfin, ce qui est sûr, c'est que j'ai des périodes avec des fringales de thé, pendant lesquelles je porte aux saveurs et aux arômes une attention très forte. Là, oui, c'est tous les jours + tout le temps, si je ne bois pas j'y pense. Je peux passer un mois sur le même thé, il suffit que je fasse une fixation dessus et il devient mon thé d'obsession (du fait je n'en connais pas des masses, des thés). En dehors de ces périodes ? je ne peux pas dire que je n'en boive pas, je crois que ce serait inexact, mais je n'en suis pas obsédée. Prendre obsédée au sens classique.

Cher P., cher JC., cher C., je vous souhaite une bonne nuit. Je trouve que ce serait sympa de cultiver les affinités de nos augustes initiales (et celles de nos amis initiés) autour d'une tasse de thé un de ces jours, non ?

Patrick a dit…

Jeancarmet, bien aimable à toi de relever une phrase dans ce post trop long et "sermonneux". J'espère que ce poulet, tu ne l'auras pas mangé ! Car comme le rappelait justement Calyste, hier, nous entrions en Carême...

Flo, je me reconnais totalement dans ce que tu décris : des compulsions pour un thé (ou une famille de thés), qui disparaissent comme elles viennent, et des périodes d'accalmie où le thé devient si évident qu'on l'oublie. Est-ce névrotique ?

J'ajouterai que pour ma part, j'ai fumé et arrêté de fumer plusieurs fois ces dernières années. Or le tabac pervertit nettement le sens du goût, qui met plusieurs semaines à se rétablir après l'arrêt. Lorsque je fumais, je ne trouvais plus aucun plaisir au thé et en abandonnai la pratique sur des périodes longues. J'ai arrêté (la clope) pour la dernière fois en... avril 2007, et repris (les shoots théinés) dans la foulée.

A priori, l'idée de vous rencontrez me fait l'effet d'un téléscopage mental confondant, qui pourrait s'avérer rigolo !..

Anonyme a dit…

Névrotique, je ne crois pas (mais comme c'est ce que je vis, j'ai peut-être une inclination naturelle à choisir de penser que ce ne l'est pas ;) ), mais c'est le signe qu'il y a une relation avec le "produit" (au sens noble du mot "produit"). Et puis il y a les variations du goût aussi : en fonction de ce qu'on absorbe d'autre (odeurs, nourriture...), de périodes "d'ensommeillement" ou de récupération des sens... les sens, c'est un peu comme dans le sport, il y a des périodes d'entraînement, de récup' et repos, de "progression" ou d'évolution... c'est assez curieux, je dois dire que je n'avais jamais remarqué ces trucs avant de découvrir le thé. Enfin, c'est peut-être inexact, mal "conceptualisé", il faudrait demander à un oenologue (ou à Mme Tseng), mais j'ai quand même l'impression qu'il y a des "saisons" des sens. Avec des événements : le tabac par exemple, ou le fait de changer d'environnement olfactif (si on fait des travaux à la maison, ou bien si on travaille dans un nouvel endroit). C'est intéressant cette question du tabac, ce n'est sans doute pas un hasard si Pasqualini l'aborde dans son livre. J'ai été une fumeuse dilettante, d'abord persuadée de sa non-dépendance, puis troublée par le fait que j'y revenais même après une longue rupture -c'est qu'il y a quand même quelque chose, non ? Je trouve aussi qu'il fausse et anesthésie le goût et l'odorat, ça m'a fait rompre, ça me gênait, je me sentais comme si je faisais un forme d'automutilation, comme si je choisissais de m'infliger quelque chose, j'étais en même temps un peu étonnée de faire ça ; comme lorsqu'on est lié à une personne "toxique", et qu'on se dit qu'on est un peu maso quand même de continuer à la fréquenter, mais d'une certaine manière on y trouve son compte alors on laisse plus ou moins couler l'eau sous les ponts. Finalement on a des relations très fortes avec les "produits", avec tout ce qui pénètre le corps. Enfin, cela dit, je crois aussi qu'il n'est pas forcément "meilleur" de s'imposer des interdits, il faut que les choses se fassent un peu par elles-mêmes, intervenir un peu, oui, mais pas de trop, pas aller contre un courant. Si on fume à un moment donné, c'est qu'il y a une raison, il est plus indulgent et efficace de se dire "tiens, je fais ça, pourquoi, comment", de se regarder tranquillement, sans se dire tout de suite "non je dois/je ne dois pas".

Du coup, je me demande : est-ce qu'il y a addiction vs le thé ? pas biochimique, pas au sens où on parlerait d'addiction à une "drogue", mais il y a relation donc besoin, truc vivant et qui exige de continuer à vivre. Enfin, ça dépend des gens, je suppose, il y a parfosi de gtrandes passions que l'on n'oublie pas mais auxquelles on ne revient pas non plus, sans être certain d'avoir tout-à-fait cessé de les vivre mais sans plus en vivre pourtant.

Bon, disons que la motion "rencontre entre blogueurs et lecteurs bavards" rencontre assentiment, après il sera aisé de trouver une occasion.

Sacha a dit…

-"Le moment du thé est pour moi intime et privilégié, je souhaite qu'il le reste ; je l'aime ainsi. Si les conditions ne sont pas réunies, je m'en passe aisément. Je ne bois donc même pas de thé tous les jours !"

Moi pareil! Je pense que c'est tout à fait juste de de se réserver des moments vraiment privilégiés pour cet art qui est la dégustation. Qualité et non quantité.

Patrick a dit…

Hé Sacha ! Bienvenue ! Nos commentaires au post de Philippe t'auront donné la curiosité de venir ? J'en suis ravi !

Patrick a dit…

Flo,
Je relis ton dernier commentaire. Beaucoup de choses là-dedans. Sur les sens, le rapport entre ce qu'on ingurgite et ce qu'on est, du coup le rapport au corps, le tabac qui nous parle aussi de nous-mêmes, l'addiction... Un peu trop de choses pour pouvoir y répondre par un commentaire rapide, mais je te lis avec toujours avec énormément d'intérêt !