lundi 25 février 2008

"Capitaine Achab" - Philippe Ramos

Hier, je me suis assis au troisième rang d'une petite salle de mon arrondissement. Le troisième rang, ce n'était pas trop près : la salle était exiguë, l'écran peu large. Et je souhaitais plonger dans un film que je savais sensible et contemplatif, dont j'espérais beaucoup.

Cinq minutes après le générique, ils sont entrés. Je perçus du remue-ménage en provenance du fond de la salle : ils n'y voyaient rien. Et se le disaient. Et se le répétaient. Ça ricanait bien un peu, aussi. Et pour trouver cinq sièges en enfilade, il fallait inspecter chaque rangée, écarquiller les yeux, déranger du monde, pour aboutir en fin de compte au premier rang, vide, le seul encore possible à cette heure-ci. S'assiéraient-ils ? Oui, ici : pas le choix.

Monsieur, essoufflé, sifflant, atteignit d'abord l'écran avec Enfant #1. Ce dernier s'affala sur le siège le plus proche de l'allée, il fallut évidemment lui demander de se pousser ; Monsieur n'allait pas risquer la crise cardiaque à se déplacer de 40cm supplémentaires. Enfants #2 et #3 arrivèrent ensuite, soulevant chacun un monstrueux cageot de pop-corn. Ils s'assirent et commencèrent à porter tout cela à la bouche par poignées. Ça craquait, crépitait, scountchait à qui mieux-mieux. Madame fermait la file. Elle pesta, le premier rang ne convenait pas. Elle resta un moment debout dans l'allée, en grands pourparlers avec Monsieur. Le nez sur l'écran, elle n'y verrait rien ! Elle se décida à remonter les marches dans le noir vers le fond, en quête, du moins le croyais-je, d'une plus digne place.

Le film se poursuivait, imperturbable, rythmant ses beautés avec lenteur : premiers plans de peaux, une forêt, histoires de tromperies, de meurtres, de la rudesse. Bien que structuré autour de l'enfant Achab, c'était un film si peu familial : qu'est-ce qu'ils faisaient là ?

Tiens ! la porte s'ouvrit à nouveau. Madame était sortie quand je la croyais assise, et elle repassa, avec pour elle aussi une ration gargantuesque de pop-corn. Et pour atteindre son siège en bout de rang, inutile de faire mine de se baisser pour ne pas gêner les autres spectateurs. Après tout, elle a payé sa place comme tout le monde, et verra le film debout si elle le souhaite, na ! Sauf que ce serait bien fatigant. Elle s'assit donc, toute lasse, soupirant encore d'être inconfortablement installée. De conserve, ça mâchouilla et croustilla longtemps. Mais les tombereaux de maïs n'y suffisaient pas, il leur fallait quelques bonbons pour compléter l'affaire : bruits de papier froissés, refroissés, on se sert, on s'échange les parfums, on en reprend ou en repose, je m'y perds dans ce micmac. Une forte tête dans la salle osa lancer : "Dites, au premier rang, il serait bon de ne pas prendre le cinéma pour un fast-food." Mais au lieu de filer doux, cela répondit ! "Mais enfin, vous-même, taisez-vous ! Non, je vous jure..."

Ils discutaient beaucoup. Peut-être pour commenter le film qu'ils ne regardaient pas, à se pencher les uns vers les autres, ou pour partager les denrées. C'est touchant, le dialogue entre les générations, et l'unité dans une famille. Quand subitement, mus sans doute par quelque impérieux désir d'en finir avec nous-autres dont la présence les assommait, au moment où l'on n'aurait encore osé y croire, ils se levèrent et se glissèrent à la queue leu leu par l'issue à gauche de l'écran, sous les remerciements et les soupirs soulagés de l'assistance... Une bonne heure de film avait filé.

Pourquoi ? Quel plaisir ont-ils recueilli de cette sortie familiale, à choisir un film qui leur était si peu destiné, l'attraper en retard, ne pas chercher à le suivre et s'éclipser après s'être assurés d'avoir bien gêné tout le monde ? Qu'est-ce que je n'ai pas compris ? Je devrais plutôt me réjouir que le portable de Monsieur n'ait pas sonné. Et qu'il n'y ait pas répondu. Certains jours, il me semble avoir manqué quelque chose dans la course du monde.

dimanche 24 février 2008

L'amaryllis

Ne nous y trompons pas : l'amaryllis aussi pue.

"L'Amour de la vie" - Jack London

C'est par cette nouvelle que je suis entré dans l'œuvre de London il y a trois ans. Je n'en suis pas sorti. Dans la production frénétique de London, diverse et inégale, je continue à piocher. Je saisis un tome chez un libraire ou dans ma bibliothèque, vite le repose ou le dévore, selon l'humeur. Mais j'en reviens toujours à ce premier contact, ce premier et terrible amour.

De ce que j'en constate, on range ce recueil en "littérature jeunesse". A douze ans, je me gavais, chou après chou, des plus écœurants saint-honorés du nouveau roman, et du pire de Duras. Comme on change ! Rien à voir avec ces livres affamés d'un London avide de tout, d'expériences et de littérature. Les récits d'aventure ne m'évoquaient rien ; je n'étais précisément pas d'un tempérament bien aventureux. Ai-je déjà eu faim ? Et à cet âge je n'avais jamais eu à me battre pour quoi que ce soit. Je m'en réjouis, mais qu'aurais-je pu comprendre de ces histoires de lutte et de survie ? D'ailleurs, je les aurais jugées si éloignées de mon idée tiède et préconçue de l'existence, voire du bon goût littéraire, que je les aurais confondues avec le genre fantastique, que j'abhorrais. Décidément : comme on change...

Je suis arrivé chez London par un chemin tortueux : par le cinéma, Jean-Pierre Denis et sa "Petite Chartreuse" adaptée du roman de Pierre Péju. Je ne me souviens pas d'une référence à London dans le roman, qui m'a laissé une impression moins forte que le film. L'histoire un peu convenue, admirablement servie par les acteurs et la caméra précise de J.-P. Denis, en ressortait plus émouvante et contrastée. Le libraire, incarné par Olivier Gourmet, dont la silhouette même suffit à traduire l'hébétement de la douleur (comment fait-il ?), lit dans une séquence du film "Les Enfants du froid". Je suis parti en quête de cet ouvrage dès la fin de la projection. C'est pourtant par "L'Amour de la vie" que j'ai commencé. Le titre m'en aura sauté au visage. Maintenant, en imagination, quand je lis London, je prête à tout personnage le physique d'Olivier Gourmet, tour à tour puissant ou amaigri, conquérant, pathétique.

Fuir l'hiver. Marcher. Crever de faim. Se voir dans l'oeil du loup. Un loup tout aussi malade que l'homme sans nom. Tant est dit en une histoire ramassée. La quatrième de couverture indique "un livre simple, robuste, vigoureux". La simplicité du champ lexical traduit efficacement l'essentiel quand il manque, les affres de la faim et la douleur. Robuste et vigoureux... Ces mots me paraissent trop forts, trop "pleins de sève" pour caractériser les derniers soubresauts d'un instinct dérisoire, ou la manière sèche et directe de London pour les décrire. D'ailleurs, cet instinct touche à l'absurde, et dans cette nouvelle il n'est pas question d'amour. Juste d'un ahurissant "ça ne veut pas mourir" à l'intérieur de soi.

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"Il défit son fardeau et son premier soin fut de compter ses allumettes : il y en avait soixante-sept ; il les compta trois fois pour être sûr. Il les divisa en plusieurs lots, les enveloppant dans du papier huilé, mettant un paquet dans sa blague à tabac vide, un autre dans la coiffe de son chapeau déformé, un troisième sous sa chemise contre sa poitrine : quand ce fut finit, une terreur le prit ; il défit les trois paquets et les compta à nouveau. Il y en avait encore soixante-sept."


mercredi 20 février 2008

Suggestion d'accompagnement

Le radiateur du salon émet un claquement régulier n'augurant certainement rien d'exaltant.

Il y a une tache de gras sur mon canapé en cuir tout neuf.

Subitement, mon réfrigérateur a dégivré. La propriétaire précédente a négligé de me laisser le réceptacle prévu à cet effet, censé se glisser sous la clayette supérieure. L'eau s'écoule derrière le bac à légumes, déborde par la porte, inonde le coin cuisine ouvert sur le salon, jusqu'au parquet. Le lierre apprécie ; l'orchidée, moins.

Et cette maudite tache de gras !

Dès que j'ouvre un robinet, le ballon d'eau chaude vrombit pendant des heures.

Ma chambre se situe sous la salle de bains des voisins, le lit précisément sous leur baignoire. Des taches d'humidité apparaissent au plafond parce qu'ils ont négligé l'entretien du joint. Les sagouins...

A propos d'humidité : des moisissures suspectes se développent sur les tuyaux derrière mes toilettes - pis que sur la galette n°31. Dois-je m'en inquiéter ?

Dans cet appartement, la salle de bains me paraît la pièce la plus sèche, paradoxalement. L'étendoir à linge, tiré au-dessus de la baignoire, a cédé sous le poids de trois chemises. En voulant le démonter, d'un coup de tournevis malencontreux, j'ai cassé le miroir se trouvant à proximité. Je me suis coupé en ramassant les morceaux.

J'ai d'ailleurs aussi cassé ma Li Xing Hu... Non, ça, ce n'est pas vrai.

J'arrive à l'âge où le métabolisme ne semble plus aller de soi. Reprendre une activité physique ? Aller courir au parc ? Cette idée farfelue, surgie de la face noire de ma personnalité, l'autre jour m'a subitement étreint. Je me suis fait mal au genou. J'ai peiné à remonter les cinq étages sans ascenseur. Plus jamais.

Un plaisantin a mis le feu au local à poubelles.

Ma boîte à lettres ne ferme plus, je soupçonne la voisine d'en face, 75 hivers, qui doit faire des gommettes de mes factures EDF en décoration de son frigo. Elle n'a probablement rien trouvé de mieux pour égayer ses journées. Si ce n'est pousser au maximum le volume de son téléviseur dès qu'elle m'entend rentrer.

Un dératiseur devait passer demain. L'escalier est infesté de souris. On peut imaginer plus accueillant que ce tapis tout rongé. Et la peinture s'écaille. Mais dans l'ensemble, l'intérieur de cette bâtisse est en bon état.

La corniche du sixième étage, en revanche, s'est fissurée et est tombée, faisant deux morts et six blessés qui n'avaient rien à faire devant chez moi. Régulièrement les pompiers vaquent à hauteur de mes fenêtres. C'est dommage pour l'immeuble. D'autant que suite à de récents éboulements, les bâtiments adjacents, construits sur d'anciennes carrières, se sont affaissés ; la lèpre de la façade n'en est que davantage mise en valeur.

Heureusement, de chez moi, je ne la vois pas. Or chez moi, j'y suis. La structure des réservoirs de Montsouris, fragilisée par ces éboulements, a cédé. Le raz-de-marée a aussi noyé la partie du XIVème arrondissement qui ne s'était pas déjà écroulée. Il y a de l'eau jusqu'au troisième étage. Je ne peux pas sortir. J'y pense : serait-ce pour cela que l'atmosphère est si humide, ici ? Et que les souris continuent à gravir l'escalier ?

Je ne peux pas sortir. Pour aller où ? La rive gauche, où ce qui en reste, j'ai fini par la connaître à force d'y traîner mes Kickers. La rive droite a été rasée suite à la chute d'une station spatiale américaine. Paco Rabanne l'avait prédit. Le saint homme.

Donc, je ne bouge pas de chez moi. Ce n'est pas très grave. J'ai juste un peu froid depuis qu'un attentat sur la ligne B du RER a soufflé les vitres et que... tiens ! mon radiateur a définitivement rendu l'âme.

Dans la cellule délimitée par ces murs, je ne me sens pas toujours seul. Parfois, la douceur de sa présence m'envahit. Je me retourne. Elle est là.

dimanche 17 février 2008

Madame Homais

La pharmacienne est l'épouse du pharmacien. Je trouvais cette certitude bien rassurante. J'aimais une langue belle et commode qui savait rendre à chacun sa dignité. Les noms de métiers féminisés m'ont longtemps pincé le coeur. Non comme d'une blessure de virilité, mais parce que j'y entendais autant d'insultes adressées aux femmes. Le premier désireux de reconnaître leur place dans la vie sociale, je ne comprenais pas qu'on s'acharne à les rabaisser, paradoxalement par cette féminisation même des intitulés de fonction, au rang de figurantes. Je les préférais libres et actives, évidemment bonnes pour autre chose que jouer les épouses de maris laborieux.

Dans ce débat désormais d'arrière-garde, tout n'était pas aussi simple que je voulais le croire. Déjà, certaines fonctions s'accordaient parfaitement du féminin, et des plus respectables, comme celles d'infirmière, d'institutrice, voire de doctoresse. D'autres noms désignant des tâches prétendument subalternes, une cuisinière, une ouvrière, ni féminines, ni typiquement masculines, m'allaient encore. Mieux, les plus hautes fonctions étatiques se féminisaient, une reine s'avérant parfois davantage que l'épouse d'un roi. Si dans Laclos la Tourvel était Présidente, j'aurais reconnu sans hésitation, même si je ne le souhaitais pas particulièrement, que Mme Royal le fût devenue, avec un sens, en quelque sorte, opposé.

Dans l'émission l'Avventura du 23 janvier dernier, Laure Adler recueillait les propos de Hou Hsiao Hsen : "Si je n'ai pas pu faire carrière dans le milieu du banditisme, c'est parce qu'étant enfant j'avais vraiment beaucoup lu. Des romans, de la littérature classique chinoise, des romans de cape et d'épée, et aussi beaucoup de théâtre. En Chine, le théâtre et les romans ont une influence énorme sur les gens à cause de ce qu'ils véhiculent de la tradition. On y trouve bon nombre de principes moraux, des principes qui tournent autour des notions d'intégrité, piété filiale, droiture et loyauté. Vous finissez inconsciemment par être habité par ces principes et il vous est alors impossible de vous écarter du droit chemin. Je m'en suis rendu compte en faisant mes films."


Au-delà du sens, je conçois que la lecture, de Flaubert autant que de la Comtesse de Ségur, construise avec le milieu un système moral. Plus insidieusement, elle nous imprègne de certaines tournures de langue, donc d'esprit. Le français qu'on pratique porte peut-être, sous-jacentes, ses propres valeurs. Je ne veux pas le culbuter coûte que coûte, mais comprendre comment s'élabore un préjugé. Aujourd'hui encore, un pincement me saisit quand j'entend parler de "la ministre Unetelle" ou quand je lis "une auteure". Je ne me soucie plus beaucoup du sort des femmes, bien assez dégourdies pour s'octroyer les dénominations qu'elles souhaitent et les faire accepter - y compris de moi, au bout du compte ! Je ne me torture pas non plus par purisme exagéré, mais parce que ces mots font résonner chez moi des préjugés, à la teinte XIXème façon vieux rose, délavés, assez grotesques, que j'identifie dorénavant comme tels. Je souffre un peu, ça passera. Je désapprends.

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D'ailleurs, puriste, je ne le suis pas. Je pardonne toujours les écarts de langage, qui en sont des travestissements passagers, non des perversions. Pourquoi m'offusquer de la forme si je comprends le fond ? Je pardonne d'autant plus volontiers ces écarts quand la langue n'est pas la mienne. Ainsi des syllabes 朱泥, 锻泥 ou 紫砂, désignant ces terres dont sont faits, comme le disait astucieusement Flo, nos trucs. Ces mots recouvrent une réalité, concrète dans sa matière, floue quant à ses origines ou son authenticité. La précision de la chose désignée découle du contexte dans lequel on les prononce. De la part de Stéphane, je comprends ce dont il s'agit, en texture et en rendu d'infusion davantage qu'en termes de composition chimique, de filon et de traçabilité. Est-ce grave, puisqu'en bon pratiquant de sa 朱泥, j'expérimente la matière de ce qu'il nomme ? Je lui serais presque reconnaissant de l'hommage dont il flatte mon intelligence, en ne me supposant évidemment pas dupe d'une rareté illusoire.

Pour le reste, ces syllabes, je préférerais volontiers qu'elles ne m'évoquent pas beaucoup plus que du chinois. Car quand je croirai leur faire signifier un sens véritable, je ne pourrai plus envisager de m'y tromper.

vendredi 15 février 2008

La montre

Ma collègue M. travaille comme secrétaire deux étages au-dessus du mien. Je l'apprécie beaucoup. Quand j'ai affaire à elle dans le cadre professionnel, je savoure les visites que je lui rends. Elle les égaie par sa sympathie, ses sourires mi-figue mi-raisin, ses goguenardises impayables envers telle ou telle personne que nous exécrons tous les deux. Il est bien doux de communier dans ces menues détestations ! Quand je fumais, nous nous retrouvions au pied du bâtiment - rarement, mais à mon grand plaisir, car elle ne fume qu'en cas d'urgence et ne pétille jamais autant qu'en laissant libre cours à son stress. Elle a toujours une anecdote épatante à dégainer : des potins, des histoires de famille, un décès de derrière les fagots, l'affaissement de sa maison, etc. Voici donc la dernière de M.
Il y a quinze jours, M. fait un violent cauchemar. Elle assiste en rêve à la mort de sa mère. Elle se réveille en sursaut, il est cinq heures du matin. Depuis, son radio-réveil est bloqué sur cette heure et sa montre tourne à l'envers.
 
M. exhibe fièrement dans son bureau la montre en question. La pièce à conviction, assortie de commentaires angoissés, suscite dans notre docte communauté un étonnement amusé et incrédule. "Ah ! si les horloges du monde entier pouvaient en faire autant", lui dit-on. On se croit spirituel, tout le monde lui rebat les oreilles de cette plaisanterie. Trois horlogers auraient examiné l'objet sans y rien comprendre. Le troisième, après avoir changé la pile sans parvenir à inverser le mouvement, l'a interrogée sur les circonstances de ce mystère. Elle lui a conté sa petite histoire. Le monsieur s'est signé et l'a enjointe à ne plus "penser à la mort".

Sacrée M. ! Ces quelques fleurs pour elle...

mardi 12 février 2008

"Les Sept dernières paroles du Christ en croix" - Joseph Haydn

Au commencement, Haydn reçut une commande de José Saenz de Santamaria - un hurluberlu de Cadix, grand rigolo devant l'Eternel, désireux d'animer une rave du vendredi soir dans sa cave (l'église souterraine de Santa Cueva, avec murs et piliers tendus de noir, éclairage minimal, ambiance gothique). Haydn expliqua lui-même que "ce ne fut pas simple de faire se suivre les pièces demandées, sept adagios qui devaient avoir chacun une durée de dix minutes environ, sans lasser l'auditeur". Il se permit une tricherie sur les durées. L'histoire ne dit pas si le commanditaire et ses invités s'en rendirent compte. Ni même s'ils furent satisfait ; Haydn, lui, si.
De la version symphonique originale, il extraya aussitôt une version pour quatuor à cordes, ainsi qu'une version pour piano. Toutes ces orchestrations plus ou moins étoffées datent, je suppose, d'un temps où le timbre ne vampirisait pas la musique et s'inclinait encore devant l'harmonie. Un obscur chanoine bavarois osa superposer un texte de son cru à la musique du maître. Il fallait s'approprier cette idée de génie : une nouvelle version estampillée Haydn & Swieten, pour choeur et orchestre, avec texte et musique à peine remaniés, fut proposée près de quinze ans après le premier jet.

Quitte à choisir, gardons l'oratorio. Le texte épouse épatamment les lignes mélodiques. Peut-on croire qu'Haydn n'y songeait pas au moment de composer les graves sonates qu'on lui commandait ? Je le soupçonne d'avoir triché encore une fois, et différé la parution de l'oeuvre complète pour ménager ses effets, in extremis. Les autres versions me semblent manquer de quelque chose... d'un choeur, en fait. Plus intérieures, moins démonstratives et dramatiques, sans la densité de la voix humaine, elles paraissent lentes, bien plus lentes, aussi.

A la majestueuse première introduction, les oreilles doivent se tendre, elle est là pour ça. Avant chaque sonate, le choeur profère a cappella la parole du Christ évoquée par la pièce annoncée. Ces mesures parfaites, d'inspiration grégorienne, absolument parfaites, me suffiraient presque. Dans les sonates qui s'égrènent, les musiciens - je veux dire ceux qui ont reçu une véritable instruction musicale - ont un orgasme à chaque changement de tonalité. Pour les autres, dont je suis, toute l'oeuvre présente le paradoxe d'être à la fois continuellement homogène et multiple. Par où la pénétrer ? Homogène dans ses mouvements (grave, largo, adagio...), multiple dans ses caractères. N'empêche : la tension, si elle s'installe, jouant des chromatismes, des pizzicati et des altérations qui frottent, se résout souvent sur un majeur plein d'espoir. Et on entend rarement de si beaux silences.

J'ai testé chez un ami l'enregistrement d'Accentus. Il m'a paru trop lyrique, en particulier dans les soli. Ces passages, mis à part quelques traits de soprano, relèvent du "petit choeur" davantage que des arias. La texture s'y prolonge, ils permettent d'élargir la palette des nuances. Je me contente pour le moment de la version d'Harnoncourt, le choeur Arnold Schönberg m'y paraît un modèle de fondu et de souplesse. Dommage qu'on ne puisse en dire autant de la direction orchestrale, trop appuyée, pleine d'intentions.

Parmi les autres déclinaisons, j'ai eu l'occasion d'entendre l'enregistrement du Quatuor Ysaÿe dont l'intensité m'a séduit d'emblée - mais ouvrir mon bahut, fouiller dans mes papiers, trouver la notice de mon lecteur, programmer les plages pour zapper les textes de Michel Serres... non, c'est trop d'ennui. Quant à la version de Savall (celle de 1990 - il semble en exister une autre enregistrée en 2006), j'ai le vague souvenir d'une manière étrange d'accentuer les fins de phrases... mais en général, au cinquième accord de l'introduction, je pique du nez. Et n'ouvre l'oeil qu'au saisissant tremblement de terre final, immanquable.

J'apprécierais tout conseil d'une interprétation, dense et inspirée, de cet oratorio...

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La journée a filé comme un pudding. De ces journées d'exaltation où une erreur découverte dans le travail de la veille oblige à le reprendre dans son intégralité. Je renifle, les sinus embourbés. Et dire que ce nez, malgré stalactites et congestion, devra bientôt faire résonner ses harmoniques parmi d'autres trompettes-ténors, pour chanter Haydn avant le temps pascal. 

Hélas, je suis sûr que malgré notre application, nous n'en proposerons pas une formulation révolutionnaire.

dimanche 10 février 2008

samedi 9 février 2008

Bangalore 1994

J'ai besoin de vacances. S. va bientôt partir pour Bénarès, où il restera près de deux semaines. J'aimerais m'asseoir sur les ghâts et passer des heures en contemplation. Je ne pourrai pas l'accompagner. Des discussions récentes sur les voyages m'en remémorent certains.

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Difficile de faire comprendre à ce petit PDG replet le principe d'un "stage ouvrier". Ecrasé par le dossier d'un fauteuil immense, le ventre sectionné par le plateau de son bureau, il rapetissait à vue d'oeil. J'étais décidé, je savais où travailler. Dans cette usine de knitwear que j'avais visitée, à ce poste particulièrement - un métier d'homme. J'arrivais sur la recommandation d'un de ses meilleurs clients, qu'est-ce qui clochait ? J'ai tenu tête.

L'entreprise avait mis à ma disposition un "appartement de fonction". Au troisième étage d'une résidence de béton brut, je vivais dans une immense pièce rectangulaire, totalement vide, qui aurait dû faire office de salon, sur laquelle débouchaient symétriquement deux chambres avec leurs salles de bains attenantes : l'appartement idéal pour deux frères, leurs épouses et leurs fils. Pour seul mobilier, la natte sur laquelle je dormais. Dès mon arrivée, le voisin du dessous se plaignit d'infiltrations d'eau : qu'y pouvais-je ? Je le renvoyai vers les RH de la boîte. En rentrant le troisième soir, je constatai que l'eau était coupée, sauf au robinet de la cuisine. J'emplissais un fait-tout, faisais bouillir l'eau, la transvasais avec de l'eau froide dans une poubelle en plastique que je traînais jusqu'à une salle de bains. Je m'aspergeais avec un seau. Quand j'étais fatigué de dîner au restaurant, je cuisais des pâtes dans ce même fait-tout. J'ai passé des soirées sur le balcon, à regarder les enfants jouer au pied de l'immeuble, à lire le journal de Kafka en attendant la nuit, sous les fils auxquels je suspendais ma lessive, à fumer des Silk Cut.

De l'entreprise que dirigeait celui qui m'avait recommandé, une agence se trouvait dans cette ville. Certains soirs, je rejoignais ses employés. Ils fréquentaient des bars, des sikhs et des hindous se trémoussaient sur la même musique qu'on écoutait partout dans le monde. Nous dînions souvent dans la seule pizzeria de la ville, repère de la jeunesse dorée. Au fond, la découverte des loisirs par cette classe émergente pouvait émouvoir, mais leurs amusements, trop comparables aux miens, m'ennuyaient davantage que mes journées d'usine. Je préférais découvrir seul les endroits où eux n'allaient plus, surtout me nourrir plus "typiquement".

Une femme devait de temps en temps faire le ménage de l'appartement, elle ne vint jamais. J'avais proposé à un chauffeur de rickshaw de passer me prendre tous les matins, subitement il a cessé de venir. Pour m'épargner le prix de la course - que je pouvais me permettre - il fut décidé qu'un cadre passerait à l'aube me prendre à moto. Mis à part me transporter chaque matin, je ne compris jamais ce qu'il faisait de ses journées. Le soir, je hélais les rickshaws, ou bien le directeur de l'usine me raccompagnait en voiture.

Il fit une fois un crochet par le siège social. A cette heure tardive, il ne restait plus grand monde dans les bureaux. Il discuta longtemps avec un de ses amis du marketing - un homme fin, au long nez distingué, le regard fixe et intelligent. Dans leur conversation, je ne reconnaissais pas les sons nasalisés, bêtes et perçants que j'entendais partout. Je leur demandai quelle langue ils parlaient : non pas le Kannada, mais le Telegu. Habituellement, les indiens ne comprenaient pas mon anglais, ils s'adressaient à moi en inclinant la tête, l'air attentif et contrit, comme s'ils avaient affaire à un faible d'esprit. Lui complimenta mon accent british ; les français qu'il avait croisés n'alignaient deux mots qu'avec peine. Je répondis que tous mes professeurs avaient été anglais, mais que l'anglais, effectivement, n'était pas bien enseigné en France (peut-être pour cette raison même), ou que les français n'avaient pas le talent des langues, qu'aussi bien l'Angleterre était une nation si exotique et repliée sur son insularité qu'on la détestait souvent. Il avait lu des livres sur l'histoire européenne et affirma me comprendre.

On pénétrait dans l'usine par un vaste hall garni de deux tables inutiles. La seule pièce disposant d'une porte, à gauche de l'entrée, était le bureau du directeur. On passait ensuite dans l'immense hangar où était assurée la production. Dans un brouhaha ininterrompu, des dizaines d'hommes et de femmes, assis à des tables en enfilade, cousaient à la machine. Au fond à gauche se trouvait l'établi du checking, où chaque vêtement était inspecté, éventuellement mesuré, débarrassé des bouts de fil, de peluches, l'attache de chaque bouton vérifiée, tant par les homme que les femmes. Les tables à repasser occupaient un recoin sur la droite, tout près de la pièce où des femmes mettaient les vêtements sous plastique et les empaquetaient par lots. Seuls les hommes maniaient le fer ! Dans d'autres bâtiments se faisaient la découpe, les broderies. Lors de ma visite, j'avais remarqué ce slogan tracé sur un bout de carton, perché en haut d'un placard : "God make a man, tailor make a gentleman".

Les premiers jours, on m'avançait une chaise à chaque pause, face à la table du chef d'atelier. On matérialisait un verre de chaï devant moi, des beedies. On m'interrogeait : étais-je marié ? Fiancé ? Catholique ? Catholique romain ? Et aussi pourquoi ne portais-je pas de moustache ? Ni de boucle d'oreille ? Où vivais-je ? Comment vivais-je ? Que faisaient mes parents ? Les faisais-je vivre par mon travail ? Combien gagnait un repasseur en France ? Et la question la plus difficile : qu'est-ce que je faisais là ?... Je leur disais qu'à Paris aussi on croisait des mendiants dans les rues - certes moins nombreux qu'ici, mais tout de même, cela existait. Ils peinaient à me croire, je salissais des mythes.

Le chef d'atelier entretenait une liaison avec l'une des femmes de l'empaquetage. Une putain, nécessairement. Musulmane de surcroît. Elle était menue comme une enfant, d'une maigreur qui faisait ressortir les pommettes et soulignait un regard sombre et félin. Je déclenchai l'hilarité en affirmant la trouver jolie.

Sur la dizaine de repasseurs, un seul parlait quelques rudiments d'anglais. Ses camarades le houspillaient parfois, l'accusaient de mal traduire, de mal comprendre. J'éprouvais une tendresse particulière pour un géant quasi-muet, un Averell Dalton aux gestes lents, gauches, qui arriva en retard un jour, le crâne rasé après avoir fait don de ses cheveux dans un temple. Quand j'avais visité l'usine la première fois, tous m'avaient pris pour un client. Ceux qui passeraient, japonais, américains, chypriotes, viendraient systématiquement m'adresser quelques mots, me poser la même question : qu'est-ce que je faisais là ?

La canteen se trouvait au-dessus de nous. La pièce disposait de quelques réchauds et ouvrait sur l'extérieur par des fenêtre sans châssis, à travers lesquelles on nous passait les plats. Les cantinières m'ont pris en affection, je leur faisais comprendre à quel point leur nourriture semblait appétissante. Je mangeais assis sur la rambarde en rang avec les autres, toujours la même chose, du riz mélangé à des légumes non identifiés. La communication, difficile sans traducteur, passait par les regards et des sourires appuyés. On m'offrait six, sept cigarettes en même temps, je faisais attention à ne vexer personne et tâchais de me souvenir, d'un jour sur l'autre, de qui j'avais accepté celles que j'avais fumées.

Un après-midi, une cuisinière, la plus gouailleuse, m'invita, honneur insigne, à pénétrer dans la cuisine. Elle m'assit sur son tabouret et me servit du chaï, qu'elle préparait dans une énorme marmite où elle jetait les épices par poignées. Vasu traduisait. Elle avait vu au cinéma la veille un film américain, elle ne voulait plus voir que des films américains, les films indiens n'étaient jamais aussi divertissants.

Je passais debout le plus beau du jour. J'étalais le polo sur la table. J'appuyais sur une pédale, un souffle aspirant maintenait le vêtement en place. J'avais pourtant tendance à trop étirer les tissus, mon travail ne satisfaisait pas toujours, je le comprenais sans qu'on me le dise. Je m'appliquais, n'empêche... Je passais le fer, la vapeur giclait automatiquement. On me prévenait le soir que le directeur allait partir. J'aurais dû rester, malgré mal aux jambes, aux bras, aux épaules, au dos, cinq kilos perdus. Le lendemain, j'apprenais qu'ils étaient restés jusqu'à minuit ou deux heures du matin pour assurer une commande urgente. Je semblais être le seul à ne pas trouver mon comportement bien digne. Le dimanche, contrairement aux autres, je ne travaillais pas. Je voulais le temps de découvrir la ville, physiquement je n'en pouvais plus, mais je dis, argument péremptoire, que ma religion l'interdisait : quelle honte...

Après deux semaines, on s'habitua à ma présence. J'accompagnais Vasu durant les pauses. Fraîchement sorti d'école, il travaillait là comme technicien "à tout faire". Il portait deux ou trois tournevis en permanence dans la poche de sa chemise, réparait machines à coudre, centrales-vapeur, installations électriques, MacGyver du garment. Il me fit monter sur le toit de l'usine. Le paysage n'avait pas grand intérêt : d'autres hangars semblables un peu partout. Il se détourna subitement : "There's a lady having a bath..." Derrière le bâtiment attenant, une pauvre chose accroupie, le sari descendu jusqu'à la taille, versait de l'eau sur ses cheveux avec un seau, tout comme j'avais appris à le faire chez moi. Out of the blue, Vasu me demanda si l'homosexualité était réellement tolérée en France. Cela heurtait le sens commun, l'universalité de l'attraction des contraires. Je préférais ne pas savoir de quoi, dans son esprit, il retournait exactement et me suis montré bien évasif.

Il me parla d'un restaurant français, je tenais à l'y inviter. Le soir convenu, nous sommes d'abord passés chez lui. Il vivait avec ses deux parents dans une seule pièce, grande comme le tiers de mon salon désert. Les ouvriers touchaient l'équivalent d'un franc l'heure, Vasu devait disposer d'un salaire supérieur. J'imaginais ainsi les conditions de leurs vies. A part Vasu, et malgré des intentions formulées, aucun de m'invita : ils n'en avaient matériellement pas le temps. Vasu me présenta, outre ses parents, une jeune voisine qui avait apporté des verres d'eau sur un plateau ; sa "girlfriend", dit-il. Pour lui, "une bonne amie", mais je crus qu'ils étaient fiancés. Je leur demandai quand ils allaient se marier. Il pouffèrent, et elle murmura, amusée : "We are not of the same caste". Question idiote...

Vasu et moi dînames en plein air sous un saule. La nourriture était mauvaise, de la semelle baignant sous des litres de sauce doucereuse. Son inhabileté à manier les couverts le vexait un peu. Il me demanda si je pouvais lui trouver du travail en France. Requête naïve, compréhensible et déconcertante ! Je n'avais aucune notion du monde du travail, du droit de l'immigration, il n'avait aucun CV à me soumettre... J'imaginai parler de lui au client, à Delhi, qui m'avait recommandé ; il voulait la France. Il me soupçonna de mauvaise volonté. Cette fois, c'est moi qui le vexais. Quel souvenir aura-t-il gardé de cette soirée ?

Un après-midi, des trompes retentirent. Le travail cessa aussitôt. Tout le monde sortit précipitamment voir les musiciens et on me proposa ce qui semblait être de la banane écrasée avec des épices, servie sur une feuille de bananier. On me tendit un bâtonnet d'encens. Je fis comme les autres, passai mes mains dans la fumée, puis sur mon visage et ma tête. Personne ne parvint à m'expliquer de quelle fête, de quel rituel hindouiste il s'agissait. J'imaginais les chaînes s'interrompre dans les usines françaises pour une demi-heure de spiritualité. Mauvaise foi : eux reprendraient le travail et trimeraient sept jours sur sept, quand en France les fêtes chrétiennes sont chômées ! Mais ces chevauchements du profane et du sacré m'étonnaient toujours. Ainsi de la marque des attaches en plastique avec lesquelles on pliait les polos avant de les envoyer à l'empaquetage : Shiva. J'avais entendu parler des jeans Jesus, mais imaginerait-on en Occident le vinaigre Christ, les serpillières David, le savon Allah ?

A la fin d'une journée chaude, j'entendis des éclats de voix. Tous les ouvriers se levaient et se dirigeaient en masse vers le hall. Deux femmes vindicatives s'adressaient en criant au directeur. Celui-ci, stoïque, gardait son sang-froid et leur répondait calmement, seul face aux ouvriers en foule. Je demandais à la ronde : "What's happening ? What are they saying ?" Personne ne voulait me répondre. Mon collègue repasseur, celui qui parlait anglais, soupirait en secouant la tête. Vasu, que j'interrogeai plus tard, fit de même.

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A l'issue des six semaines, le petit PDG me reçut à nouveau. Je prenais congé. Il dit se tenir à ma disposition pour répondre à mes questions. Je lui parlai syndicats, salaires, congés payés. Ses réponses laconiques restaient courtoises, mais en quittant son bureau, je me sentais éclaboussé de mépris. Avais-je bien compris où je me trouvais ? Au fond, qu'est-ce que je faisais là ?

Je suis repassé trois jours plus tard dire au revoir aux camarades. On se bousculait à la porte pour me faire un signe, me regarder partir. Le chef d'atelier dit au chauffeur de rickshaw de faire attention en conduisant. On promit de se revoir, avec effusion... sans illusion. En quatorze ans, Bangalore a dû se développer incroyablement. Je ne saurais pas retrouver le siège de Gokaldas Images, à l'époque "opposite to the soap factory", encore moins l'usine de knitwear, plus excentrée. Le chaï en revanche doit avoir le même goût. Je me souviens d'avoir demandé à la cantinière d'y mettre un peu moins de lait.

vendredi 8 février 2008

Cyclopéen

Son visage sur le balancier me terrorisait, quand j'étais môme.



Je me souviens de petits sketches animés, diffusés à la même époque, peut-être plus tôt. Une ligne jaune tirée sur fond noir, la silhouette d'un personnage apparaît. Son contour, comme ce qui l'environne, est constitué de cette seule ligne. Il marche sur la ligne et est la ligne en même temps. Il se trouve souvent sous un palmier. Il éructe plus qu'il ne parle et finit généralement par tomber dans un trou en poussant un cri déchirant. La ligne comble le trou, plus rien. Qu'est-ce que c'était que ça ? J'en faisais des cauchemars.

mercredi 6 février 2008

Sans issue

Je ne me pose pas en spécialiste de la culture chinoise. J'ai lu Lao Zi, Zhuang Zi et quelques livres sur le taoïsme ; je feuillette parfois les poètes chinois classiques ; Confucius m'est totalement étranger et je n'ai jamais ouvert l'Histoire de la pensée chinoise de Anne Cheng. Je pense à S. qui pratique le Qi Gong depuis des années, ainsi qu'à ma collègue K. qui suit des cours de médecine chinoise (aussi à L., F., X., D., Ch., A., C. et O., mais c'est une autre histoire). Comme ils me le disaient tous deux, l'enseignement qu'ils reçoivent revêt parfois une forme, comment dire... subliminale, ou osmotique - loin de la didactique traditionnelle et de son "esprit de synthèse" (thèse et antithèse). Leurs professeurs s'autorisent des digressions, des associations d'idées, elliptiques ou saisissantes, inhabituelles pour l'occidental. Cette attitude m'est présentée comme une disposition de la pensée bouddhiste - soit. En forme de plaisanterie, on pourrait dire : "Tout est dans tout" et réciproquement. Alors pourquoi privilégier tel ou tel phénomène, tel ou tel aspect d'une question, tant il est malaisé de s'y retrouver parmi la fractalité des effets d'une même cause.


Pour ce que j'en ai lu jusqu'à présent, "Le Temps du thé" de Dominique Pasqualini me paraît, en ce sens, très chinois... J'ai conscience du double sens de cette phrase, mettez-y la malice que vous voudrez !

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Nan-Po Tseu-ki traversait la colline de Chang. Il aperçut un arbre étonnamment grand. Son ombrage pouvait couvrir mille chariots à quatre chevaux.
- Quel est cet arbre ? se demanda Tseu-ki. À quoi peut-il bien servir ? À le regarder d'en bas, ses petites branches courbes et tordues ne peuvent être taillées en faîtage et en poutres. À le regarder d'en haut, son grand tronc, noueux et crevassé ne peut servir à fabriquer des cercueils. Quiconque lèche ses feuilles a la bouche ulcérée et pleine d'abcès. À le sentir seulement, on devient fou et ivre sans répit pendant trois jours. Tseu-ki conclut : "Cet arbre est vraiment inutilisable et c'est pourquoi il a pu atteindre une pareille taille. Ah ! l'homme divin, lui aussi, n'est que bois inutilisable."
(Zhuang-Zi, chapitre IV. Traduction Liou Kia-hwai)

J'ignore ce qu'est un homme divin ; je devine à peine tout ce que peut être un homme. J'ignore autant ce qu'est le Dao. Si je le comprenais, ce ne serait pas le Dao - mais je ne vois pas en quoi c'est censé me consoler. Cet arbre inutile et majestueux finira par mourir : foudroyé car trop haut, déraciné par une bourrasque épouvantable car offrant au vent la surface d'une ramure dense, empoisonné par les pesticides épandus dans les champs, ou asséché en raison du réchauffement climatique... Son inutilité lui aura épargné la hache, non la fin. Il aura gagné un temps dont il n'aura rien fait, du temps pour être. À l'échelle humaine, nous confondons ce temps avec l'éternité et nous le jalousons. À son échelle d'arbre, si l'on y réfléchit, ce temps peut sembler bien dérisoire...

Pour ma part, je n'érige pas la culture en valeur. Un minimum d'éducation favorise l'harmonie entre les hommes. Mais ce que nous appelons culture, par essence inutile et sublime (de cet inutile censé nous grandir, dont il est ici question), ne constitue pas la part que je préfère chez les gens. J'ai ainsi connu des hommes d'une grande érudition, dont le cynisme ou l'absence de maturité affective rendaient la compagnie impossible. J'ai connu des hommes incultes, aux remarquables qualités morales.

Cees Nooteboom a placé en exergue à son roman "Rituels" ces mots de Stendhal, dont j'aimerais m'inspirer : "Personne n'est, au fond, plus tolérant que moi. Je vois des raisons pour soutenir toutes les opinions ; ce n'est pas que les miennes ne soient fort tranchées, mais je conçois comment un homme qui a vécu dans des circonstances contraires aux miennes a aussi des idées contraires". J'incluerais dans cette définition, en plus des opinions, l'être et le savoir.

Le champ de la tolérance comprend aussi les croyances. Dans la famille du "sublime qui grandit", la mère spiritualité... Autant tordre le cou d'emblée à ce sujet. Du temps où j'avais la foi, je conserve le souvenir de profondes expériences intérieures - je n'y vois aujourd'hui que le clignotement inopiné de synapses dans l'obscurité d'un cerveau. Il me reste des bribes d'éducation chrétienne. Ce bois inutilisable, matière de la supposée divinité de certains hommes dans Zhuang Zi, me remémore la poussière dont sont issus les corps et à laquelle ils retournent. Je préfère cette image, qui rend mieux compte de ce que nous sommes.

Il en va de même pour le thé. Rien de divin dans ce breuvage. Il n'y a pas davantage d'élitisme dans l'appréciation du thé que dans les autres activités humaines ; on y a des prédispositions, non une prédestination. Il n'y a pas d'un côté les happy few, de l'autre la plèbe. Aucune théière ne m'élève l'âme, aucun thé ne m'a hissé au-dessus de qui que ce soit. Je ne mérite aucune de mes modestes Yi Xing (je reconnais ne pas en avoir en terre épuisée...), ni aucun cru de thé - car il n'y a rien de méritoire à verser de l'eau sur de l'herbe au fond d'un pot de terre. Je ne fais partie d'aucun cénacle. Je bois du thé, c'est une pratique agréable et reposante ; je ne déplace pas des montagnes ! Un chemin sans issue ne laisse personne au bord de la route, et aux yeux de l'athée que je suis, la Voie du thé n'existe pas.

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Du bel article d'Emmanuel, j'aime l'idée du voyage intérieur. Trouver à son thé des senteurs de ceci, des arômes de cela, oblige à plonger en soi-même et redécouvrir des sensations enfouies. Je ne brille pas à ce jeu, auquel excelle Bejita ! Ces sensations peuvent dériver des souvenirs de voyage. Mais à côté de cette spéléologie, je ne trouve dans ma tasse aucun relent d'exotisme.

En Egypte, les thés à la menthe m'ont laissé indifférent. A l'époque, je fumais, peut-être n'en ai-je pas apprécié les qualités pour cette raison. Du Chai qu'on m'a servi en Inde, j'ai le souvenir d'une boisson roborative, un peu brutale. Ces souvenirs datent ! En Chine, j'ai goûté des thés qui m'ont paru médiocres. J'ai bu au-dessus des toits de Lijiang un Tie Guan Yin approximatif. J'ai soigneusement évité les boutiques de Pu Er qui envahissent les villes du Yunnan - et encore, j'évoluais bien loin des aires de production. Comment trouver la qualité que j'apprécie, étouffée sous une offre pléthorique ? J'ai préféré fuir, comme j'ai fui les cérémonies pour touristes. Au voyageur solitaire, il est difficile, avec des rudiments insuffisants de la langue, sans l'aide d'une petite Mme Tseng portative dans la poche comme un Jiminy Cricket, de repérer les endroits sérieux. Dans ces cas-là, rien ne remplace les conseils avisés. Je les trouve en France.

Emmener ses thés favoris quand on voyage me semble contradictoire. Est-ce comme emporter la photo de la personne qu'on aime ? Parfois, il est bien agréable de tout laisser derrière soi. Je suis allé en Asie pour visiter un petit bout du continent, non pour rencontrer "l'Orient même de mon être" (Michaux ?). Le thé me ramène chez moi, il serait comme une ancre au milieu de mon salon. Et puisqu'en partant j'abandonne tout, je suis de ceux qui, des voyages, préfèrent le retour.

Enfin, comme me disait Gilles de la Maison des Trois Thés le jour où j'ai acheté la théière : pas de thé, ça fait des vacances...

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A ce sujet, je dois un aveu aux tea-bloggers qui me lisent. Si je pense être amateur, et piètre dégustateur comme je l'ai dit, je ne suis pas un consommateur frénétique. Je suis allé trois fois en trois ans à la Maison des Trois thés ; j'en suis ressorti chaque fois avec moins de 500g de diverses choses. J'ai commandé autant depuis septembre à Teamasters. Le moment du thé est pour moi intime et privilégié, je souhaite qu'il le reste ; je l'aime ainsi. Si les conditions ne sont pas réunies, je m'en passe aisément. Je ne bois donc même pas de thé tous les jours !

Voilà ma pratique.

lundi 4 février 2008

La théière à Dan Cong de M. Lin Guo Xian

L'horreur du monde

On aime les vieilles personnes. Si seules, si lentes et si perdues. Il n'y a plus beaucoup de vieux messieurs au Luxembourg tels que les décrivit Genevoix mais Paris regorge de vieilles magnifiques. J'avoue les préférer le soir ou le samedi, à l'heure où les actifs font leurs courses, lorsqu'elles passent en revue les étals, intégralement, sans envie mais l'oeil vif. Leur visage arbore une douceur inexpressive, si inexpressive qu'elle pourraient aussi bien s'effondrer dans la seconde, terrassées par la confusion, que jouir in petto de faire chier le monde. Il ne faut pas s'y tromper : l'étincelle du regard ne laisse aucun doute sur leurs intentions profondes, vengeresses et obstinées. Pendant ce temps, une queue d'une trentaine de personnes s'est formée derrière elles.

"Et ça, qu'est-ce que c'est ?
- Une tarte aux poireaux.
- Non, pas de poireaux. Et ça, qu'est-ce que c'est ?
- C'est fourré à la frangipane avec une pointe de fleur d'oranger.
- Mouais, j'aime pas bien ça, la fleur d'oranger... Et ça, qu'est-ce que c'est ?
- Euh... un croissant."

Dois-je être puni d'avoir ri ? Au fond, j'ai le choix de ne pas faire partie de ce monde qu'elles emmerdent si joliment. Se faire emmerder n'est, la plupart du temps, qu'une attitude mentale. Je préférerais rire avec elles.

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Fatigué par un mois d'insomnies (non Lionel, ce n'est pas uniquement de ta faute !) et par un projet au boulot dont je ne vois pas l'issue, j'ai posé ma journée. J'aime goûter de temps à autre l'illusion de l'oisiveté.

Dans l'idée de peaufiner la déco de mon appartement, je suis allé faire un tour ce matin au BHV. Pour ne pas imiter les retraités, je n'ai pas attendu l'heure de pointe et ai évité la cohue. J'en suis rentré déconfit ; si quelque âme entrepreneuse s'en sent la force, je crois qu'il est temps de révolutionner le marché des crochets d'embrasse.

N'étant pas d'humeur badine, j'ai soigneusement évité le magasin Homme. Toujours prétexte à fou rire, cet endroit vaut son pesant de Bai Hao. La dernière fois, un vendeur s'échinait à me vanter une chemise Kenzo couleur turquoise, il tenait à me voir repartir avec elle, probablement pour que ses reflets verdâtres sur ma peau déjà blême achèvent de me faire ressembler à un cadavre.

Le magasin est organisé par étages, au seuil desquels le thème est annoncé par une accroche saisissante : "Moi et les créateurs", "Moi et mon week-end", "Moi et mon costume", "Moi et mon jean"... La première fois, je n'ai pas compris de quoi il s'agissait : le jean de qui ? S. et moi fantasmons sur l'existence d'autres étages ("Moi et ma connerie") dont l'accès serait réservé aux meilleurs clients.

Les marchands n'ont en tout cas pas fini de flatter l'égocentrisme ambiant. Pourtant, n'est-ce pas faire preuve d'un égocentrisme plus acharné encore que de ne pas se laisser séduire, de refuser d'entrer dans le jeu et de se croire au-dessus d'un tout ça dépréciatif et indéterminé ? Déjà, l'égotisme du blogueur peut faire sourire. Réjouissons-nous d'une société où coexistent atrabilaires et suiveurs, on n'a jamais connu confort aussi sûr. Et maintenant, grâce à l'énergie d'un président-coq, les chiens sont les garants du bien-être tant des ours que des moutons, et assurent la sécurité du règne animal - le bonheur de tout le monde.

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Le Monde, qui a décidé de ne pas nous épargner l'innommable. La page 6 de l'édition datée dimanche-lundi m'a laissé sans voix. Sur le cliché en haut de page, des irakiens, à la suite d'un attentat, se pressent autour de débris humains pour les photographier. On voit clairement, au premier plan sur le sol, une tête, une tête humaine séparée de son corps. J'ignore si l'horreur vient davantage de ces restes sanglants que de l'empressement mis par les témoins à les photographier. Je n'ai pas lu l'article. On me dira que l'abomination est dans la guerre, dans les attentats-suicides, dans la manipulation de ces femmes-bombes par les intégristes, non dans la photo elle-même. Peut-être. Je sais seulement qu'en allant voir Frontière(s), je devine à quoi m'attendre ; en ouvrant le journal, je me confronte aux repères brouillés d'un monde auquel il m'est cette fois impossible de me soustraire.

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Je savais ce qu'il me fallait aujourd'hui : la Beauté Orientale Parfaite (en tout point) de Teamasters. Hélas, j'ai encore oublié de préciser à Stéphane d'indiquer le code de l'immeuble sur l'adresse destinataire. Ma commande a fait samedi l'aller-retour depuis l'agence du transporteur. Maintenant, je ne la recevrai pas avant demain soir. Elle mettra plus de temps à m'arriver de Rungis qu'elle n'en a mis à atteindre la France depuis Taïwan.

Qu'à cela ne tienne, je me console avec un Bai Ye Dan Cong n°3.

samedi 2 février 2008

"Train de nuit" - Diao Yi Nan

De ce film parmi tant d'autres, j'aurai bientôt tout oublié. Pourtant, en hommage à l'émotion qu'ils ont suscitée chez moi, j'aimerais décrire ici deux plans afin de les garder en mémoire - de ces plans de pur bonheur cinématographique qui, sans paroles, au-delà de l'esthétisme et avec une belle économie de moyens, rendent lisible l'état intérieur des personnages.

La jeune femme marche à côté d'un homme. Elle l'a payé pour passer la soirée avec lui. Ils se tiennent par le bras, elle pose sa tête sur son épaule. Il marchent dans la rue, serrés par le cadrage. Elle somnole en marchant. L'homme fredonne, doucement d'abord puis de plus en plus fort. Elle émerge de son sommeil, relève la tête, regarde autour d'elle. Il chante, inspiré, les yeux clos. Elle lâche son bras, semble hésiter et accélère le pas. Il s'époumone comme un homme ivre et tandis qu'elle le distance, on le voit s'enfoncer dans le flou de l'arrière-plan, par-dessus l'épaule de la femme. Elle réprime un éclat de rire, aussi bref et inopiné qu'un sanglot ; son visage se referme aussitôt. Ces pansements posés sur sa solitude lui paraissent tout à coup pathétiques et dérisoires.

Dans l'autre plan, on voit un cheval attelé à une charrette dont la roue a viré dans un fossé. Trois hommes l'entourent, crient et le fouettent à tour de bras. Le cheval tire, se cabre en silence. Les hommes continuent à le fouetter, la charrette ne bouge pas d'un pouce. Le cheval plie, se tord et finit par se laisser choir. Les hommes auront beau crier et le battre, il cède, il abandonne et reçoit les coups, cela n'a plus d'importance puisque le fardeau est trop lourd. Cette scène m'a rappelé l'épisode du cheval blessé dans le beau roman de Wallace Stegner "La Vie obstinée". Dans le film, après avoir assisté à la scène, la femme fera demi-tour et s'avancera vers une mort acceptée.

L'ensemble baigne dans un climat dépressif admirablement photographié. Diao Yi Nan sait filmer la solitude, la frustration sexuelle du personnage, et signe un plaidoyer détourné contre la peine capitale. Certes la peine de mort n'est pas condamnée de front, afin de permettre au film d'échapper, j'imagine, à la censure - mais celle par qui la mort arrive (la jeune femme est bourreau) finit par appeler sa propre mort de ses voeux, comme écrasée par le poids de sa solitude et par une vie trop lourde. Tout cela prend place dans une Chine industrielle sur laquelle le soleil semble ne jamais devoir se lever, tout en brouillard et en vapeur ; S. ajoute : "J'avais de l'asthme rien qu'à regarder l'écran". Où va se nicher la beauté ? et rien que pour ces deux plans, j'espère, ce beau film, ne pas totalement l'oublier.