jeudi 15 janvier 2009

Âme et conscience

À chaque jour qui passe, la rupture se fait inéluctable. La susciter m'épargnerait bien des peines. La vie, ma bonne dame, prend de ces virages ! Alors on s'étiole, on ne se parle plus, peut-on seulement dire qu'on se voie, qu'on se connaisse encore ? Les raisons de s'accrocher s'amenuisent. D'inquiètes à cordiales, passionnées un jour, denses puis languissantes, diaphanes pour finir, nos présences se sont détricotées, nous sommes évanescents l'un à l'autre. Se rendre libre... Oh ! la liberté pour elle-même ne m'intéresse pas beaucoup, je ne suis pas du genre à végéter parmi tous les possibles. Se rendre libre pour quelque chose, pour quelqu'un. Au téléphone, j'ai annoncé la couleur : je souhaite le quitter. J'étais disponible pour en parler, mettre les compteurs à zéro. Oui, nous asseoir une dernière fois face à face. Nous avons fixé la date, samedi. Il a bien pleurniché un peu : tout de même c'est bien dommage, et comme on ne m'oubliera pas... Je suis pourtant déjà loin, j'habite à trois arrondissements d'ici. Parti depuis cinq ans, encore. Il faut bien se résoudre... Mais arriverai-je à m'éviter le solde des aigreurs ? Où était-il quand j'avais besoin de lui ? Son accès de veulerie me l'a fait voir sous un jour triste. L'année dernière, quel affront ! Des conditions inacceptables, un scandale ! Comme si j'étais l'homme de je ne sais quelles compromissions. Non, décidément, je ne veux plus remuer le souvenir des faux bonds, des écarts, des douleurs, et ajouter l'amertume au dépit. Je suis résolu : pas de sentiment. C'est déplacé avec les banquiers.

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Samedi. Je suis en avance. Je sors du métro à la station précédente pour continuer à pied sur le boulevard. Ainsi j'émerge à Bastille et d'emblée, une certaine qualité de l'atmosphère me saisit : on a barré le boulevard Beaumarchais, quelques personnes convergent vers la place, sourire aux lèvres, tracts en main. Je devine à peine au loin ce chuchotement caractéristique par-dessus les bruits de la ville. Ah ! chouette ! mon morne après-midi se verra chatouillé d'un brin d'action. Je remonte le boulevard à la rencontre du cortège.

Au premier abord on ne comprend pas grand-chose. Ces gens qui marchent, qui ne crient pas encore, qui discutent... de quoi s'agit-il au juste, cette fois ? Le flot s'intensifie et les premières banderoles apparaissent. Chez Beuscher, on a descendu les rideaux. Je change de trottoir tant que je peux traverser. Je me faufile entre des mères de famille, des couples âgés engoncés dans leurs manteaux, perclus de froid. Plus loin, des femmes lèvent à bout de bâton des poupons en celluloïd maculés de rouge sang. La première plate-forme approche. Je longe les murs, à contre-courant. Des pancartes convoquent la honte sur une nation belliqueuse, les slogans, plus mesurés, appellent à l'arrêt des massacres. Les bars ont fermé, j'attends quelques secondes sous une porte la faveur d'un répit dans la foule pour continuer mon chemin. Quelques jeunes, la capuche de leur survêtement rabattue sur les yeux, ramassent des cailloux dans un trou de l'asphalte ; ils se font aussitôt houspiller par les autres. Je progresse tant bien que mal en gardant mon cap. Je lutte un peu pour ne pas me laisser entraîner. Non que l'intensité de la marée humaine risque à ce point de m'emporter - mais après tout, moi non plus, je ne suis pas pour les tueries. Moi aussi, la mort des enfants m'émeut. Moi aussi, je veux la paix ! Pourquoi ne pas faire demi-tour ? Et dans l'excitation croissante de la foule qui n'en finit pas de venir à moi, à mesure que son murmure enfle en cacophonie, je sens monter l'envie de me joindre à la masse et de reprendre, avec tous ceux-là, mus par leur sens moral et politique, les slogans entonnés dans les mégaphones : "Nous sommes tous... des palestiniens !..."

C'est une bouffée de nostalgie qui m'atteint avec l'odeur typique de la manif. Il y a des années je les regardais passer sous mes fenêtres, ces fenêtres-là au premier étage, vous voyez ? J'y vivais. Les sans-logis, les sans-papiers, les féministes, les homosexuels, contre l'excision, contre les extrêmes, contre la guerre, contre les génocides, combien de fois pour la Palestine ? À l'époque, je me sentais en prise directe avec l'actualité. Je me trompais : comme si regarder les gens défiler, brandir leur poing ou leur conscience, accoudé à ma fenêtre, me rendait moins apathique que de les voir à la télé. Sur un écran les voilà qui s'agitent, vaguement ridicules, balayés par une page de pub ; de là où je me tenais, je percevais davantage les déterminations, la force du mouvement ; dans tous les cas, après leur passage, les services de nettoyage entraient en action et je fermais la fenêtre comme on éteint le poste. Il n'en restait rien mais chaque fois sur le coup, j'ai entrevu la possibilité de descendre, de crier avec eux. 

Bon, cela m'est arrivé. Pour quelle cause ? J'ai oublié.

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Mon petit banquier, prétendument sur ordre de la Préfecture de Police, en réalité ravagé par le chagrin, a fermé son agence.

Je pique dans une rue transverse et passe un mur de CRS pour attraper le métro sur Richard Lenoir. Je descends les escaliers et m'assois sur le quai à Bréguet-Sabin. À quelques pas de là, du genre heureux d'être ensemble, quelques marginaux se tiennent chaud. L'un d'eux s'approche. Basané, les cheveux bouclés, il arbore en guise de chapeau une sorte de toque en carton et sourit comme un ange. D'abord il balbutie plus qu'il ne parle, courbé au-dessus de moi :

"Monsieur, pardonnez-moi... excusez-moi de vous déranger, mais voilà, serait-il, comment dire ? possible..."
Je ne lui laisse pas le temps de continuer. À cette minute je suis heureux, depuis qu'un souffle m'a fouetté le visage, en haut, sur le boulevard. Je me lève pour extirper mon portefeuille de la poche d'un jean un peu étroit.
"Oui, bien sûr. En revanche, donnez-moi deux secondes. Comme je viens du froid j'ai les doigts gourds."
Il me dévisage, interloqué. Son sourire s'élargit encore. Il agite les bras comme en révérence.
"Vous avez les doigts gourds ? Vous avez les doigts gourds ? GOURDS ? Hé ! mais plus personne ne s'exprime comme ça ! Les doigts gourds... Ça fait plaisir, monsieur. Vous savez, moi qui suis à moitié suisse, à moitié algérien, je suis un amoureux de la langue française. Vraiment. Brassens par exemple, j'adore Brassens. Pour moi, c'est... Comment dire ? quelque chose du passé, une langue du passé. Je ne veux pas dire du vieux franssoué mais...
- Non, je vois : c'est un niveau de langage que peu de gens se soucient de maintenir.
- Voilà, précisément. Les doigts gourds..."
Il prend ma pièce, s'incline et s'éloigne, me faisant encore des courbettes à 5 mètres. 
"Merci Monseigneur, excusez-moi, pardon, les doigts gourds..."

Il s'en retourne vers ses camarades. Il accueille un nouveau venu, il gesticule toujours avec enthousiasme et lui claque deux lourdes bises. Mon banquier a gagné quelques semaines de répit (j'ai appris plus tard qu'il avait tenté de me prévenir). Pour l'heure cela ne présente guère d'importance, le temps des ruptures a passé. Le métro entre en station. La minute suivante, je suis encore heureux.

8 commentaires:

emmanuel a dit…

Beau texte, drôle et plein d'humanité. La journée commence bien.

Patrick a dit…

Merci Emmanuel. :-)

geneviève meylan a dit…

quelle prose ....j'ai d'abord pensé que tu citais le passage d'un livre .j'aime beaucoup ce style et de lire me donne envie d'aller moi aussi me balader dans des quartiers de Paris . (De plus je lis qu'il y a des suisses qui aiment la langue française , ..ouf ..)

Calyste a dit…

Belle preuve d'amour du vocabulaire, qui ne peut que me toucher. Amitiés.

Patrick a dit…

Ginkgo, je te dois un aveu, l'homme marmonnait tellement que, pour être honnête, je ne suis pas certain d'avoir bien compris ; moitié-algérien, oui, mais moitié-suisse ? Je ne peux pas l'assurer... Je trouvais le mélange assez inattendu. Et je ne doute pas une seconde de l'attachement des suisses francophones à leur langue. Tiens, je suis en train de lire un roman de Jacques Chessex ! En somme, voilà un petit hommage en forme de clin d'oeil aux deux lecteurs suisses de ce blog.

Anonyme a dit…

Oui, "choses vues" à Paris, et si bien reproduites. La Bastille, point central de tant de manifs, le métro, point nodal de certaines rencontres...

J'ai déjà entendu cette expression "Monseigneur" quand un SDF remercie d'un petit geste : comme si on était encore au temps des manants et des princes.

L'"engourdissement" de la société est là, vous l'avez décrit bien noté dans ces lignes.

Patrick a dit…

"Engourdissement" par lequel je me vois le premier atteint. Etrange...

En tout cas, bienvenue !

David a dit…

Superbe texte.