Je lis les premières lignes dans le train pour Limoges. "Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaient la pente entre les arbres, parmi les chants des rossignols." Je lève le nez : près de Choisy-le-Roi, l'architecture industrielle n'évoque rien moins que les pépiements d'oiseaux. "Tout autour d'eux se déployait un paysage resplendissant où couraient les nuages." Ah ! les nuages, eux, sont là. "Dans la plaine, en contrebas," (?) "on pouvait apercevoir les tours et la masse des demeures d'une grande ville. L'un des jeunes gens prononça ces mots : Maintenant, je le sais avec certitude, je ne me marierai jamais." Et je n'ai pas besoin de savoir de quelle ville il s'agit pour la connaître, ni de regarder encore une fois par la fenêtre pour chercher un support d'images à ce que je lis : cette ville, j'y suis parti, je la vois déjà depuis les hauteurs qui la surplombent. En un clin d'oeil j'aborderai les reliefs du limousin.
Le propos tient en peu de mots : un jeune orphelin quitte sa famille nourricière pour rendre visite à un vieil oncle riche et misanthrope, reclus sur une île au milieu d'un lac de montagne. Stifter prend le temps du détail, jamais lyrique, jamais gratuit. Son art de la description touche au symbolisme - un symbolisme dénué de son côté systématique et astucieux. Les ruines du monastère, sur l'île, traduisent mieux que tout développement combien toute forme de foi a déserté son hôte. Et ce long voyage à pied entrepris par l'adolescent, de cols en vallées, les jours de marche puis cette réclusion forcée, suivent le mouvement de celui qui, peu à peu, ne chemine plus qu'en son âme pour au plus profond y puiser le meilleur.
Il faudra attendre que le vieillard, avec sa lenteur nécessaire, daigne sortir de sa réserve pour que, sous sa surface étale comme l'eau du lac, le récit trahisse enfin la violence des passions enfouies. Le jeu en vaut la peine : jouir au mieux de la vie, la jolie morale ! Que n'ai-je eu un tel oncle pour m'en donner la leçon !
L'homme sans postérité, dans tout cela ? Cette façon d'aborder la question du mariage, supposé procréateur, qui ouvre, continue et ferme le roman, sue son petit-bourgeois. Pourtant, si l'art de Stifter me paraît de présumer davantage qu'il n'en dit, la générosité affleure sous la mesquinerie des préoccupations. Dans l'union de deux êtres, on trouvera toujours autre chose qu'une prémisse à la continuation de l'espèce. Les enfants, dans cette histoire, se rejoignent et goûtent pour eux-mêmes un bonheur refusé à leurs parents. Par un éternel retour, ils accomplissent ce qui était inachevé. Procréer n'est donc pas un devoir, c'est ouvrir un peu plus grand la porte des possibles. L'homme sans postérité est celui pour qui tout reste fermé, pour qui "tout sombre déjà tandis qu'il respire" - celui aussi qui nous émeut, à plier sous le faix d'un désir inassouvi d'amour.
Alors, qui serai-je en cette vie ? L'adolescent bon et courageux, petit frère bourgeois d'Angelo ? Un vieillard qui n'en finit pas de se protéger de l'existence ? Hanna qui attend ? Un lion, une mouche ? La montagne au-dessus du lac ? Et ce que je serai, pourrai-je me flatter de l'avoir voulu ?
Quelle belle invention qu'un roman, et d'être tout cela à la fois.
Quelle belle invention qu'un roman, et d'être tout cela à la fois.
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