Lanzmann déjà m'avait remémoré cette exaltation. Je ne saurais finalement pas mieux la décrire : une tangibilité de l'instant jointe à l'accélération du rythme cardiaque. Tout se souligne de soi-même, devient plus expressif et marqué, on se sent tout à coup multiplié par deux ou trois. J'en ai déjà parlé : cela survient, c'est à peu près tout. Je pourrais encore moins dire comment l'on en retombe, comment les choses ainsi secouées reviennent à leur place comme la neige sur ces scènettes noyées dans des boules en plastique, ni ce qu'on garde ensuite de traces d'un moment si fugace. Il s'agit sans doute de ces bouts de temps qui ne valent que pour eux-mêmes et dont on ne pourra jamais dire grand-chose. Seuls d'autres moments comparables peuvent en faire saisir la teneur : des aristos, des instants du même monde. De cette même manière élitiste, à celui de Lanzmann fait écho le texte le plus émouvant, le plus insensé qu'il m'ait été donné de lire, dans lequel j'entrevois un sentiment de nature comparable, et fou, texte qui m'obsède depuis que je l'ai découvert voilà des années.
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"C'est alors que la route arriva à un virage élevé, et soudain, un vaste panorama s'offrit à mes yeux, en bas. Il y avait là le paysage touffu qui tapissait tout un coteau, les maisons de pierre identiques, les jolies baraques vertes et d'autres, nouvelles sans doute, formant un groupe séparé, peut-être plus sévères et pas encore peintes, le réseau sinueux mais visiblement ordonné des barbelés intérieurs qui séparaient les différentes zones et, un peu plus loin, noyée dans la brume, la masse des arbres pour l'instant sans feuilles. Je ne sais pas ce qu'attendaient là-bas, près d'un bâtiment, tous ces musulmans nus, il y avait des dignitaires qui marchaient de long en large et, si je voyais bien, mais oui, je les reconnus immédiatement à leurs tabourets et leurs gestes rapides : des coiffeurs - ainsi donc, ils attendaient à l'évidence la douche et l'admission au camp. Mais plus à l'intérieur, les lointaines rues pavées du camp étaient pleines d'animation, on s'empressait, on s'activait mollement, on passait le temps - autochtones, souffreteux, dignitaires, magasiniers, heureux élus des commandos intérieurs allaient et venaient, accomplissaient leurs tâches quotidiennes. Çà et là, des fumées suspectes se mêlaient aux vapeurs amicales, un cliquetis familier monta doucement vers moi, comme le son des cloches dans les rêves et mon regard fureteur tomba sur le cortège des porteurs avec les barres sur les épaules, ils croulaient sous le poids des chaudrons fumants suspendus à ces barres et, à son odeur aigre, je reconnus de loin, pas de doute, la soupe de rave. C'était dommage, parce que ce spectacle, ce fumet firent naître dans ma poitrine pourtant déjà raidie un sentiment dont les vagues croissantes parvinrent à presser quelques gouttes plus chaudes de mes yeux déjà desséchés dans l'humidité froide qui baignait mon visage. Et malgré la réflexion, la raison, le discernement, le bon sens, je ne pouvais pas méconnaître la voix d'une espèce de désir sourd, qui s'était faufilée en moi, comme honteuse d'être si insensée, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration."(Imre Kertész - Être sans destin)
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La phrase sortie de son contexte prête à bien des interprétations. Soustrayez l'épithète : ce jeune agonisant pourrait simplement vouloir vivre, "dans ce camp" comme ailleurs, mais "vivre encore un peu". Seulement voilà, il est "beau" ce camp, le lecteur n'a pas d'autre choix que de le croire. Il est beau de toute sa familiarité vivante, beau en dépit du bon sens. Tous ces éléments mis bout à bout, paysage et forêt, baraquements, tabourets des coiffeurs, odeurs et bruissements d'une agitation banale, les barbelés dont la nécessité va de soi, astucieux, évidents... il faut cela réuni pour que subitement les poitrines se soulèvent et que quelque chose d'insensé jaillisse, qu'on rattache à la vie - à quoi d'autre ?
J'ai l'impression que ce mouvement réduit à néant la distance entre soi et ce qui n'est pas soi. C'est par l'abolition de l'altérité qu'un tel sentiment devient possible. D'autres ne le perçoivent pas ainsi. Je lis par exemple ici : "Comment un être humain peut-il être ainsi ravi aux siens, à sa propre vie, à sa propre identité sans devenir fou ? Je me dis que ce jeune homme n'a pas délibérément pris de la distance, mais que cette distance s'est imposée d'elle-même, en toute sincérité." Et cette affirmation me semble une méprise. L'être qu'on a dépouillé de son identité, sans destin à proprement parler, hors de tout et du temps, ne vit que l'instant présent : aucune distance, sous quelque angle qu'on la considère, n'est ici possible, ni ne serait tolérable, on en mourrait d'effroi ! J'en déduis ce paradoxe bizarre qu'être dépossédé de soi-même favorise l'éblouissement. À quel terrible prix dans ce cas.
5 commentaires:
Je ne laisse quasiment jamais de commentaire mais j'adore ce que tu écris, c'est beau et touchant.
Eh bien merci, mystérieuse fleur de lys !...
Très intéressante réflexion, j'y pense depuis que j'ai lu ton article pour la première fois il y a quelques jours.
Être dépossédé de soi-même, j'essaie de m'imaginer... À ce point là, cela m'est impossible, fort heureusement, de nombreuses personnes sont mortes pour cela, bien que ça continue ailleurs de par le monde... C'est comme essayer de se représenter l'infiniment petit ou l'infiniment grand, c'est très difficile.
Le plus proche que je puisse concevoir est sûrement l'état de choc passager à l'annonce d'un nouvelle tragique, quand le sol et les repères se dérobent sous nos pieds, qu'on acquiert une toute autre sensibilité aux choses. Et encore je ne suis pas sûr que ce soit comparable.
Je me souviens lors d'un de ces moments terribles de la vie avoir aimé d'une autre manière des choses simples et en avoir profondément détesté d'autres.
Je vais sûrement prolonger la réflexion avec ce livre.
Encore un article merveilleux en tout cas. Merci.
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Peut-être, tout simplement, que lorsque tout devient insupportable, quand aucun horizon ne vient éclairer les ténèbres du quotidien, au lieu de s'attacher à l'espoir d'une autre existence, on parvient à aimer l'horreur dans laquelle on baigne.
Un mécanisme de défense en quelque sorte qui nous permet de vivre.
Cela nous parait peut-être inconcevable mais ne serions nous pas mieux sans rien; sans désirs; satisfaits de notre quotidien, quel qu'il soit.
Merci pour vos commentaires !
Je ne saurais trop conseiller la lecture de Kertész pour saisir vraiment ce qu' "Etre sans destin" veut dire pour lui. Toute discussion sur ce passage particulier, comme ce post en propose, ne se réduirait qu'à une extrapolation ténue. La dernière phrase de ce chapitre m'a toujours parue étrangement complexe, lumineuse et perturbante à la fois ; je voulais juste la faire résonner un peu.
Je ne crois pas toutefois qu'on puisse y voir l'expression d'un contentement, ou d'une résignation. Dans ce passage, il n'est pas question de savoir comment se coltiner tout ça, sur le long terme en quelque sorte. Ce n'est pas une recette de bonheur, possible ou impossible, mais la description d'une illumination devant le monde qui subitement paraît "beau". C'est encore plus troublant...
A bientôt.
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