mardi 9 juin 2009

Crocodile (1)

Je lisais l'autre jour ce passage qui donne son titre aux Mémoires de Claude Lanzmann. Je reproduis les lignes en question, qui diront mieux qu'un résumé un certain sentiment sur lequel je m'interroge.

"C'était notre premier voyage à l'étranger, je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux, noms de gares aperçus fugitivement dans la nuit, Brig, Simplon, Domodossola, Stresa, attestait la vérité du monde, scellait l'identité des mots et du réel, dévoilait le vrai de la plus poignante façon. Je me dis aujourd'hui que notre jeunesse et la jeunesse du monde se conjuguaient alors et il est certain que la première fois a une saveur unique. Il m'arrive pourtant encore maintenant d'éprouver à pleine force ce que je ressentais à vingt ans, à la réflexion cela n'a rien à voir avec le jeune ou le grand âge. Remontant seul il n'y a pas si longtemps, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de Feu et au volant d'une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno, je me répétais, joyeux comme dans ce premier train vers Milan : «Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie.» Mais ce n'était pas vrai, j'avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s'incarnait pas en moi. Elle s'incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d'El Calafate, dans le balayement de mes phares, quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flèche et traversa la route devant moi. Je venais de voir un lièvre patagon, animal magique, et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le coeur de la certitude de notre commune présence. Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas."
(Claude Lanzmann - Le Lièvre de Patagonie)

---
Cet épisode m'a remémoré une anecdote similaire qui m'est arrivée il y a quelques années. G. conduisait, nous revenions d'une balade au parc de Kakadu, à l'est de Darwin en Australie. La nuit était tombée vite. C'était la saison sèche mais, par prudence, nous nous étions tout de même assurés auprès du personnel du parc qu'en empruntant cette route nous n'allions pas croiser de rivière infranchissable à notre 4x4. Le nuit paraissait plus noire que jamais. Quelques minutes plus tôt, un kangourou avait sautillé inopinément devant nos phares, nous l'avions évité de peu. Alors que je commençais à somnoler, G. freina tout à coup. Devant nous s'étalait une étendue d'eau dont la nuit nous empêchait d'estimer la profondeur. Et au milieu de l'eau noire, nous fixant de son large reflet jaune, l'oeil d'un crocodile qui dérivait lentement.

Je me souviens de l'excitation qui nous a saisis à ce moment-là et de l'enjouement avec lequel nous avons poursuivi le voyage. Jusqu'à cet instant je ne me répétais pas comme Lanzamnn : "Je suis en Australie, je suis en Australie". Le pays m'avait offert assez d'occasions de m'imprégner de sa beauté particulière, j'avais depuis longtemps pris conscience d'avoir tout quitté de ce qui ressemble à l'Europe. Nous avions observé quantité de crocodiles dans cette journée, un de plus ou de moins n'ajoutait ni n'ôtait rien aux faits. Sur une route la nuit, on peut d'ailleurs s'attendre à voir surgir à tout instant tel animal dans la lumière des phares, lièvre, kangourou, un mammouth aussi bien. Ce détail sans importance a juste sonné dans nos têtes comme un rappel tonitruant de l'assurance que nous étions en vie.

Je n'aurais pas formulé les choses comme Lanzmann, je ne suis pas certain que nos sensations se rejoignent absolument. D'une part les premières fois (le lieu commun m'agace) ne revêtent pas pour moi une "saveur unique", en tout cas je ne les ressens jamais aussi fortes et profondes que les suivantes. Cela me paraît vrai de tout sujet possible - mais glissons sur ce passage que l'auteur nuance aussitôt. L'idée de l'incarnation du réel dans un esprit me chagrine, et si les anecdotes se ressemblent je ne parviens pas à me convaincre que nous les ayons vécues pareillement. Lanzmann décrit un mouvement centripète, je parle d'un sentiment d'extériorisation extrême. Qu'ont à faire la Patagonie comme l'Australie de s'incarner en quiconque ? Ces terres sont là, nous ignorent, c'est manifester un égocentrisme singulier que d'espérer qu'elles nous atteignent. Ces épisodes n'aident pas le monde à nous pénétrer ; ils nous aident, à travers autant de failles, à pénétrer un monde qui nous attire à son plus haut degré d'existence. Ainsi je me lève le matin, il y a le lit, les draps, les lattes du plancher, le bruit du train sur les rails derrière la maison, toutes choses qui me précèdent. Je ne suis pas certain d'exister mais ne pourrai jamais faire au monde l'affront de douter de son existence. Ah ! le vilain Descartes !


Par quel miracle nous touche-t-il, ce monde ? Il se contente de peu. Par exemple les passants, hideux dans la rue hier, ne vous assaillent plus autant de leur laideur. Ou la lumière aura changé. Ou encore le vent porte une odeur évocatrice, un rien fait l'affaire. Il suffit parfois que les choses soient disposées comme elles sont, tel arbre ici, tel pan de mur, l'inclinaison du sol, la courbure d'un trait dans le paysage. Cela survient toujours de manière inopinée, et en général de manière incompréhensible. Une acuité particulière nous éveille. Dans l'exaltation de l'instant, si on y pense, regardons le sol. On a gagné quelques centimètres ! Alors on descend l'avenue comme un gorille. On se dissout mieux dans l'espace.

1 commentaire:

Calyste a dit…

J'aime beaucoup tes deux derniers paragraphes, que je partage entièrement.