mardi 14 juillet 2009

Le rire de l'esprit

En attendant d'accoucher d'un Crocodile n°2, je peine à revenir. Un poulpe s'accroche à mon cou, et quantité de parasites. Je cède, exsangue. Boulot ! Responsabilités ! Conneries ! Revenir à cet espace de liberté ne va pas sans douleur : allez arracher les sangsues avec les dents. La plaie des contingences. Comment retrouver l'envie de ce qui compte absolument ? Et sans culpabiliser, s'il vous plaît ?

Pour patienter, je note pour ne pas les oublier ces petits morceaux de Dantzig, qui m'aura souvent tiré des éclats de rire. Extraits de sa "liste d'écrivains arrosés par leur amertume", ces textes sont naturellement plus étoffés dans son Encyclopédie, j'en ai prélevé les paragraphes les plus croustillants...

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"Emile Cioran (1911-1995)

Non seulement il parle un français sans tact, mais encore il l'emploie en moraliste distendu. Un moraliste, c'est déjà pompeux, mais au moins ça tue d'un coup net : Cioran conclut souvent ses sentences par des points de suspension. Cette manière de sous-entendre qu'on en sait davantage, gardant un poignard dans la manche en cas, outre de manquer de décision, ne me paraît pas honnête.

L'amertume n'est pas un raisonnement. C'est ce qui a plu : le public conservateur, c'est-à-dire, passé un certain âge, 90 % de l'humanité n'aime pas que l'on raisonne. Cela pourrait conduire à des réflexions allègres qui incitent à faire quelque chose de sa vie.


Guy Debord (1931-1994)

La « société de spectacle » est une des notions les plus bêtes qui aient été inventées dans les années 1970. Toute société est un spectacle, parlez-en à Louis XIV. Par « spectacle », Guy Debord voulait dire « télévision » : ce Bossuet adolescent était un lecteur de courrier des lecteurs de Télé 7 jours se plaignant de ce que le film commence trop longtemps après la fin du journal. Parmi un tas de petites explications perspicaces, il est irrité de ce que tout soit frime, image, communication ; comme il sait que c'est d'un niveau de pensée candide, il compense en faisant des mystères. Ainsi, il ne donne jamais la définition de son « spectacle » (ruse) et glisse sous-entendus et insinuations destinés à nous suggérer qu'il a été consulté par les puissances et menacé par des services secrets (frime).


George Steiner (né en 1929)

Steiner, quelle curieuse conception de la littérature ! De « l'identification de la faune et de la flore, des principales constellations, des heures liturgiques et des saisons [...] dépend intimement la compréhension la plus intime de la poésie, du drame et du roman occidentaux » (Passions impunies) : la flore aide donc à comprendre Baudelaire et la Grande Ourse, Paul Valéry ? La littérature n'aurait vécu que grâce à « la capacité de citer les Écritures, de citer de mémoire de grands passages d'Homère, de Virgile, d'Horace et d'Ovide, de renchérir immdiatement sur une citation de Shakespeare, de Milton ou de Pope » (Passions impunies, où je vois décidément bien de l'impunité et peu de passion). Bref, la littérature, c'est Questions pour un champion. Un professeur reste souvent un élève et George Steiner croit que la littérature consiste à passer un examen toute sa vie. N'a-t-il pas intitulé un de ses livres Maîtres et Disciples ? Il n'y a ni maîtres, ni disciples : la littérature n'est pas une filiale du savoir. Il n'y a que de l'amour.


Le public de secte de ces trois auteurs, ai-je souvent eu l'occasion de remarquer, est le plus haineux qui soit. Chaque fois que j'ai émis un doute sur l'un d'eux, j'ai été injurié dans leurs blogs. Ces gens-là tueraient l'esprit s'ils le rencontraient dans la rue."

(Charles Dantzig - Encyclopédie capricieuse du tout et du rien)

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Il me semble inutile d'avoir lu Cioran, Debord ou Steiner pour savourer ces truculences. Des trois, je confesse n'avoir lu que le premier ; si sa noirceur désabusée a trouvé chez moi des échos, il est autrement plus compliqué et exigeant de vivre gaiement, Dantzig a mille fois raison sur ce point. Après lecture, le rire calmé, pour les autres je m'interroge. Je relève dans l'argumentaire quelques exagérations. Par exemple au sujet des "maîtres" ; si l'amour doit prévaloir, un minimum de savoir littéraire ne me semble pas inconvenant, ne serait-ce que pour aider à structurer la pensée : par rapprochements avec les auteurs, par assimilation des manières d'exprimer, par quête de précision dans l'océan flou du langage. On ne réclame pas d'un scientifique qu'il réinvente tout Newton et Einstein à chaque équation posée, l'acquis permet d'aller plus loin. Alors si l'on peut s'irriter des jérémiades, des amertumes de ceux qui s'imaginent les derniers lecteurs, je crois déceler pour ma part derrière leurs obsessions d'encyclopédie la couleur d'une passion véritable qui déborderait un peu dégoûtamment.

Là où Dantzig gagne toute ma sympathie, c'est dans ce rappel évident que le sectarisme touche bien d'autre pans de nos vies que le religieux. Qu'en matière intellectuelle l'esprit de clocher prenne le pas sur la réflexion, cela paraît contradictoire, mais humainement logique : il est plus facile d'adhérer au courant et de laisser autrui penser à travers soi. "J'ai été injurié dans leurs blogs", dit-il. Et à surfer au hasard dans la blogosphère, à relever les jugements à l'emporte-pièce parmi les commentaires de tel ou tel article, j'en viens à imaginer que ce support nuise de toute façon à la pensée.

2 commentaires:

David a dit…

Tout d'abord, ton blog est magnifiquement bien écrit. je suis content de me reconnaitre dans quelques-une de tes références.

J'ai eu ma période Cioran, il y a quelques années de cela, et j'avoue avoir été d'abord envouté par la charme de sa concision et de son cynisme, bien qu'il semble un peu "facile" après coup. Cela dit, l'exercice est fort intéressant. J'essaierais Dantzig à l'occasion car je ne connais pas.

Quant au support qu'est le blog ou autre forme proche (forum, etc), il est clair que la forme ne se prête pas forcément à l'enrichissement de la pensée. Les échangent se construisent bien souvent a contrario de ce que dit l'autre, et on a tendance à lire ce qu'on croit qui est dit et on se perd dans des argumentations sans fin, en oubliant le point de départ...

Cela dit, ton blog est, je trouve, un bon contre-exemple à cela !

Patrick a dit…

Merci David pour tes commentaires, qui font chaud au coeur.

Suite à une évolution professionnelle, j'ai beaucoup moins de temps à consacrer à ces pages depuis quelques mois. Me voilà enfin en vacances pour trois semaines et je m'envole demain matin. Je pense revenir avec quelques photos d'ailleurs, à défaut d'écrire.

A ma rentrée à la fin du mois, j'espère trouver comment dégager du temps pour ce blog, le faire un peu vivre après ce repos engourdissant ; et prendre aussi le temps de passer plus souvent sur le tien, ainsi que sur tous les blogs de cette petite communauté du thé - et tous les blogs que j'aime bien !

Merci encore, à bientôt !