
Le premier chapitre de "La Marche de Radetzky", comme une nouvelle parfaite, se suffit si bien à lui-même que j'ai délaissé la lecture de ce roman pendant quelques semaines. On pourrait s'arrêter là, tout y est. La manière dont l'administration de l'Empire austro-hongrois s'empare d'un faits divers (un petit officier slovène sauve la vie de François-Joseph à Solférino) et le transforme en parabole à la gloire du corps de l'Empereur, illustre parfaitement la lèpre qui gagne ce monde ; on assistera au long du livre à sa lente agonie. Le vieux Trotta ne tolère pas qu'on travestisse les faits, il s'enfonce dans la mélancolie, ne sachant comment se dépêtrer d'un titre en contradiction avec la nature paysanne de ses origines, comme dépossédé de lui-même par l'honneur dont on l'affuble. Je ne regrette pas cependant d'avoir poursuivi ma lecture, la suite recèle autant de petits trésors romanesques. Surtout je suis resté accroché à ces pages dans le désir continué de savoir jusqu'où chaque personnage tiendrait son rôle dans la mascarade.
Ce qui m'a déplu dans ce livre, comme dans le film de Kiyoshi Kurosawa, est le recours à une formulation théorique qui, si elle donne du sens à l'œuvre, demanderait à mieux s'incarner pour toucher le lecteur au vif et prouver son efficacité. Dans "Tokyo Sonata" la naïveté du discours du fils aîné, en quête de bonheur, ne le dessine qu'en creux, ou bien une phrase énoncée simultanément par le père et la mère, chacun par devers soi dans le besoin d'en finir pour mieux recommencer, souligne inutilement ce qu'on avait compris par ailleurs. Ici, je regrette par exemple que le personnage du comte Chojnicki, dont la fonction se réduit à énoncer le propos fondamental du roman, ne gagne jamais en épaisseur.
Toutefois les personnages principaux vivent assez pour m'avoir donné envie de les suivre dans leur histoire, à commencer par l'Empereur François-Joseph lui-même dans des chapitres détonants d'ironie. On finit par se prendre de tendresse pour ce préfet, fils du héros de Solférino, rigide et grave, ou pour son falot de rejeton. On les observe au lorgnon, on les admire de s'accrocher encore à leurs convictions quand les circonstances ne s'entendent qu'à les saper, on rit de leur conservatisme d'un autre âge — surtout si vain. Leurs faiblesses émeuvent. Comment ne pas sentir notre gorge se serrer quand après l'annonce de la mort de son fils on entend le Préfet répéter à tout le monde : "Mon fils est mort", dire au garçon de café qui vient prendre sa commande : "Garçon, mon fils est mort", à toute personne qu'il croise dans la rue : "Monsieur Untel, mon fils est mort" ?
L'aïeul, au péril de sa vie, sauva celle de l'Empereur à Solférino ; son petit-fils, le sous-lieutenant Charles-Joseph, baron von Trotta, périt plus d'un demi-siècle après sous le feu ennemi, dans une stupide tentative d'aller chercher de l'eau pour désaltérer les petits paysans ukrainiens de sa section. De la personne de Sa Majesté incarnant l'unité de l'Empire aux nationalités qui le font voler en éclats, le mouvement se referme, éteignant avec lui la lignée des von Trotta. Les dernières notes de "La Marche de Radetzky" s'atténuent dans le lointain. On referme le livre sur cet écho qui, marque des grands romans, résonne encore longtemps après le point final.
---
"— Notre Empereur est un frère séculier du pape, il est Sa Majesté apostolique, impériale et royale, aucune autre Majesté n'est "apostolique", aucune autre Majesté d'Europe ne dépend, comme lui, de la grâce divine et de la foi des peuples en la grâce divine. L'empereur d'Allemagne continuera toujours de régner, même si Dieu l'abandonne, il régnera, le cas échéant, par la grâce de la nation. L'empereur d'Autriche, lui, ne peut pas régner sans Dieu. Mais maintenant, Dieu l'a abandonné !
Le préfet se leva. Il n'aurait jamais cru qu'il pût y avoir homme au monde capable de dire que Dieu avait abandonné l'Empereur. Toutefois, à lui qui, toute sa vie, avait laissé les affaires du ciel aux théologiens et tenait du reste l'église, la messe, les cérémonies du Vendredi Saint, le clergé et le bon Dieu pour des institutions de la monarchie, la phrase du comte apporta la brusque explication de tout le trouble qu'il avait ressenti ces dernières semaines."