mardi 20 mai 2008

Miteux

Le soleil écrabouillait Paris : idéal pour une lessive. Je dévalai les étages, des semaines de linge sur l'épaule, pour constater que les quelque deux cents mètres qui séparent mon immeuble de la laverie s'encombraient, sur les deux trottoirs, d'un vide-grenier. Je lançai trois machines et hop ! rebroussai chemin pour flâner entre les étals.

Plutôt qu'y déambuler, je me frayais des passages. Dès que le temps s'éclaircit, le parisien tourne à la complication métastatique. Une chienne s'aventurait sur la chaussée ; une femme aux chevilles enflées, assise à l'ombre sur une chaise pliante, la rappela : "Mathilde, viens ici !" Non que la chienne manquât se faire écraser, la circulation était interrompue, mais parce qu'elle risquait de s'attraper du mal en plein soleil. La vieille maîtresse vendait des bijoux prétendument de famille et des souvenirs de voyage d'un arrière-grand-oncle. Elle disait : "Ça, je l'ai toujours connu chez moi et indépendamment de ce que cela vaut, je fixe un prix sentimental". Les prix au demeurant importaient peu. Quelle valeur que tout cela ?

Les femmes géraient les stands. Certains maris blagueurs, qui s'entretenaient avec les amis de passage, se saisissaient d'un objet sur la table en s'écriant : "Mais c'est à moi, ça !" Les professionnels à voix basse se passaient le mot : rien d'intéressant. Vraiment rien : de vieux poupons en celluloïd, des bibelots, des Harlequin. Les dames avaient exhumé toutes les vieilleries de leurs armoires, les costumes de leurs défunts époux et les jupes qu'elle n'avaient pas portées depuis les années 50. Un homme entre deux âges, rond, le cheveu soigné, le visage biffé de lunettes épaisses, exposait quelques toiles et des dessins possibles. Avec afféterie, il haussait la voix et discutait fort avec une femme professeur : "Chez vos élèves aussi on doit voir tout de suite qui est homo et qui ne l'est pas..." Quantité d'horloges déglinguées, de réchauds et d'appareils électriques dont on spécifiait l'état de marche comme on en doutait ; des colifichets, du vieux matériel de scène, des annapurnas de vaisselle, l'horreur satellisable.

Je paniquai un peu. L'odeur des fripes m'incommode. Après la promenade, je voulais du propre. On s'extasie sur les choses, leur histoire ; des centimètres de poussière l'étouffent. Sous ce voile demeure un rabougrissement à peine moins poussière, le récit d'un passé qui n'est pas le mien, étouffant, sans mythe. Et soudain, un pigeon me chia sur la tête.

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S. voulut revoir les Bruegel du Kunsthistorisches Museum. J'en profitai pour arpenter les rues de la ville en quête d'une paire de chaussures - neuves, donc, de préférence, et pas trop immondes en ces pays où on ne plaisante pas avec l'aisance de l'orteil. De la cathédrale Saint-Étienne à la Hofburg les boutiques se bousculent et rivalisent de clinquant, y compris des marques les plus prestigieuses. Elles m'appellent sans me retenir plus de quelques secondes et me surprennent encore une fois dans un état de vague fébrilité. Je ne pénétrai dans aucune d'elles et tombai en arrêt devant une vitrine Chanel. 

Des mannequins dégingandés, dans des poses suggestives, le bassin en avant, arboraient des minishorts qui s'effilochaient sous des complications de chaînes et de hauts minuscules. À l'inverse, des lunettes protubérantes leur mangeaient la moitié du visage. 

Pourquoi ai-je l'impression d'avoir croisé mille fois ces silhouettes ? Que reste-t-il de la Maison Chanel ? Quel train ai-je encore manqué ? En quoi travestit-on le raffinement de la femme française, dont le corps ne se libère pas dans l'agressivité mais dans le même mouvement que son esprit ? Et si ces tenues ne résument pas la production des couturiers de la marque, quelle image souhaitent-ils en afficher ? Allez, au fond, je suis vieux jeu, plus miteux que bien des fripes : ma sensibilité se laisse trop facilement chatouiller par les mouches.

4 commentaires:

Raphael a dit…

Je me demande si l'on ne s'est pas croisé à Vienne.

J'y étais la semaine dernière.

Patrick a dit…

Non, j'y étais avant.
Mais ça fait plaisir d'avoir des nouvelles !

Raphael a dit…

Merci,

Je reprends peu à peu goût au thé sur Internet.
Des fois, ça fait du bien de passer à autre chose sans renier ses contacts et sans passer au café, bien sûr.

Patrick a dit…

Euh... Il y a de très bons cafés.
(Oups.)